Page:Revue des Deux Mondes - 1883 - tome 56.djvu/170

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

cette ville, la vraie capitale de l’Asie-Mineure, tous les objets d’art que l’on trouverait en Anatolie ; ce projet n’a pas même reçu un commencement d’exécution. Il existe cependant à Smyrne une collection d’antiquités assez remarquable formée par une société grecque placée sous la protection de l’Angleterre, l’École évangélique; mais depuis la loi de 1874, qui rend le transport des antiquités très périlleux, ce musée a presque cessé de s’enrichir. La science en souffre et la Turquie n’y gagne rien.

Si les monumens de l’art antique, malgré la protection que la loi turque leur accorde, sont exposés à toute sorte de ravages, il ne faudrait pas croire que les restes de l’art chrétien et de l’art musulman soient traités avec plus de respect. Le soin des objets d’art de l’époque chrétienne revient naturellement aux évêques grecs; ils paraissent n’en avoir aucun souci. D’affreux badigeonnages ont défiguré depuis longtemps les peintures de Panselinos et de ses disciples au Mont-Athos, et le jour n’est pas loin où ces œuvres ne seront plus connues que par les copies de Papety et de M. Guillemet. Il y a deux ans à peine, on découvrit par hasard, sur la route de Philippes à Drama, une sorte de crypte d’un style très ancien, ornée de fresques byzantines du plus grand mérite et très bien conservées. Le métropolitain de Drama fut aussitôt averti, mais il ne fit rien pour préserver ces curieuses peintures. Les Turcs qui passaient sur la grand’route prirent l’habitude de descendre dans la crypte pour se mettre à l’ombre, enlevèrent les têtes au couteau, détachèrent des plaques entières de l’enduit, en sorte que lorsque j’arrivai en 1882 pour prendre copie de ces fresques, il n’en restait plus que des fragmens. Une simple palissade eût suffi pour empêcher ces dégradations, mais l’archevêque de Drama avait sans doute des occupations plus pressantes que de protéger ces restes de la primitive église d’Orient.

Quant aux monumens de l’ancien art musulman, qui auraient plus de titres que les statues gréco-romaines à la sollicitude des maîtres de la Turquie, ils sont abandonnés à toutes les injures imaginables. Des chefs-d’œuvre d’architecture tombent en ruines faute de quelques milliers de francs pour les entretenir. Il n’est pas une mosquée à Constantinople qui ne réclame une réparation complète, et depuis vingt ans aucun travail sérieux n’a été fait. Et pendant que des monumens, qui seraient l’honneur de la race turque devant l’histoire, s’écroulent ou se détériorent à vue d’œil, le gouvernement dépense 60,000 fr. par an pour loger des œuvres romaines ou byzantines, à l’instigation de ses sujets grecs qui se croient déjà ses héritiers. Si la Turquie se désintéresse des monumens grecs, l’Europe et les Grecs sont là pour s’en occuper ; mais si elle néglige ses monumens à elle, qui fera des sacrifices pour les entretenir ou les sauver?