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En vérité, les Turcs n’ont aucun souci de ces choses, et le seul reproche que nous puissions leur faire, c’est de s’être laissé convaincre par les Grecs qu’ils avaient profit à s’en occuper. Leur religion est iconoclaste, et ils dépensent de l’argent pour des statues. Ils croient ainsi se montrer civilisés lorsqu’ils ne font que se montrer dupes. Éblouis par le récit des trouvailles de MM. Schliemann et de Cesnola, ils pensaient que la loi des antiquités leur rapporterait des monceaux d’or et d’argent : mais les bijoux confisqués dans le pays s’égarent avant d’arriver au musée, et les monnaies rares continuent, comme auparavant, à prendre le chemin de Paris ou de Londres. Quand même l’administration ottomane serait d’une probité exemplaire, les choses ne se passeraient pas autrement.

De toutes les prescriptions de la loi des antiquités, celle qu’on respecte le moins est assurément la plus respectable : je veux parler de la défense de porter atteinte aux monumens antiques. Presque toutes les ruines sont exploitées comme carrières : un industriel avait même obtenu, il y a quelques années, la concession des marbres du temple de Bacchus à Téos. Toute nouvelle mosquée que l’on construit s’élève aux dépens d’une ruine antique. Ce qui est plus regrettable encore, c’est que les paysans turcs ne peuvent pas comprendre l’intérêt que les voyageurs européens attachent aux antiquités d’apparence modeste : ils ont l’idée fixe qu’elles doivent renfermer des trésors et ils les brisent pour s’en assurer. Altin var, il y a de l’or, telle est leur conviction intime, et l’insuccès de leurs recherches ne les fait pas changer d’opinion[1]. C’est par ce motif bizarre, joint aux nécessités de la construction et de la préparation de la chaux, que plusieurs centaines d’inscriptions vues par Leake et Lebas ont disparu sans laisser de traces. Peut-être, dans ce dernier quart de siècle, a-t-on plus détruit en Asie-Mineure que dans les deux siècles précédens. Le sous-sol, heureusement, garde encore ses richesses en bien des localités célèbres qui n’ont jamais été explorées. Il n’est pas téméraire d’espérer que les brillantes découvertes de Pergame ne sont pas la dernière surprise que l’Anatolie réserve aux amis de l’art. La Macédoine aussi donnera sans doute une belle moisson lorsque le pays redeviendra assez sûr pour qu’on puisse y reprendre les explorations de M. Heuzey.

Ce n’est pas seulement la loi de 1874 et la prévalence du brigandage qui rendent actuellement les explorations difficiles : ce

  1. En 1881, on a confisqué à Smyrne une figure sans valeur artistique, représentant un géant terminé en queue de serpent. Un fonctionnaire du musée impérial se trouvait là, et s’imaginant que la queue devait renfermer de l’or, il se disposait à la faire ouvrir lorsque les railleries de juges plus éclairés le firent renoncer à son projet. On rencontre très souvent dans le commerce des statuettes en bronze ou en marbre que les paysans ont percées de part en part dans l’espoir de trouver de l’or à l’intérieur.