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donné comme découvert à Sparte : un vase déterré en Attique sera vendu comme originaire de Tanagre. Pour peu que l’objet ait un grand prix, on vous affirmera qu’il vient de Turquie, en particulier de la Macédoine ou de Smyrne, parce que le gouvernement grec n’a aucun droit sur les antiquités de ces provenances. De là une confusion déplorable qui a pour effet d’embrouiller encore les obscures et importantes questions archéologiques relatives à la distinction des écoles, aux centres de production artistique dans l’antique Hellade. Un objet ainsi démarqué peut encore orner un musée ou une étagère, mais il est à peu près perdu pour la science, à supposer qu’il ne serve pas, ce qui arrive souvent, à la jeter dans de graves erreurs. Je veux en donner un seul exemple. Il y a quelques années, la Société archéologique acquit pour le musée du Varvakeion une stèle funéraire d’un très beau style, rappelant les monumens de l’ancien art attique, qui était donnée comme provenant d’Abdère[1]. Cette indication fut admise sans conteste, et l’on vit dans la stèle d’Abdère un argument nouveau en faveur d’une théorie de M. Brunn sur l’art propre à la Grèce du Nord, dont les frontons découverts à Olympie seraient le produit le plus remarquable[2]. Lorsque j’eus l’occasion d’aller à Abdère, ou du moins dans la région où l’on croit que cette ville a existé, les habitans m’affirmèrent qu’aucun bas-relief de marbre n’avait été découvert dans leur pays. Cela me confirma dans la pensée, à laquelle j’inclinais d’avance, que la prétendue stèle d’Abdère a été découverte en Béotie ou en Attique, peut-être à Athènes même, et que la provenance invraisemblable d’Abdère a été indiquée par un marchand désireux de vendre son marbre à la Société archéologique sans tomber sous le coup des lois sévères que nous avons résumées plus haut. Il semble d’ailleurs que ces lois n’inquiètent pas beaucoup les marchands, qui ne font presque jamais à l’éphore général des antiquités la déclaration des objets qu’ils possèdent, malgré la disposition formelle contenue dans le code. Toute inquisition serait inutile et, dans un pays de liberté comme la Grèce, ne manquerait pas d’être jugée avec défaveur par l’opinion publique.

Nous ne voulons pas médire des marchands d’antiquités, ni méconnaître les services qu’ils rendent, tout en signalant le mal dont ils sont cause. Leurs émissaires, en Grèce et en Turquie, ont répandu des lumières que le maître d’école ne répand pas. Ils ont appris aux paysans que les monnaies, les vases, les marbres, les antiquités de tout genre, ne doivent pas être abandonnés ou mis en pièces,

  1. Elle a été publiée en héliogravure, par M. E. Pottier, dans le Bulletin de correspondance hellénique, année 1880, planche VIII et p. 256.
  2. Le travail de M. Brunn a paru dans les Mémoires de l’académie de Munich de 1870, 1877 et 1878.