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Ceci se passait le 10 décembre; trois jours après, le souverain qui depuis trente ans remplissait le monde du bruit de son nom expirait dans la nuit, assisté par l’archevêque de Palerme, qui lui donna les sacremens. Une obscurité profonde plane, du reste, sur les détails de ses derniers momens. Les passions, au sujet de la querelle entre l’empire et la papauté, étaient arrivées sous Frédéric II à un tel degré de violence, le mensonge et la calomnie étaient si bien passés à l’état d’habitude dans les deux camps qu’il est impossible d’accorder une foi implicite aux récits des écrivains contemporains sur aucune des circonstances décisives de sa vie. Chacun invente, sans scrupule, suivant l’intérêt de son parti, ce qui peut glorifier ou noircir la mémoire de l’empereur, et la moindre préoccupation des chroniqueurs guelfes ou gibelins est le respect de la vérité. Suivant les gibelins, après avoir professé pendant sa vie une philosophie sceptique, Frédéric fit la mort d’un chrétien repentant, revêtu, comme c’était alors l’usage, d’un froc de moine, pleurant ses péchés et édifiant tous les assistans. Les guelfes le représentent, au contraire, se tordant sur son lit dans des convulsions de rage, dévoré par le poison, sans pénitence et refusant les sacremens, menaçant l’église et grinçant les dents. Si l’on est en droit de penser que les premiers ont forcé les choses dans le sens qui leur paraissait à l’honneur de leur héros, les termes mêmes du testament de Frédéric démentent la fureur d’impiété que les seconds lui attribuent à son dernier moment. Mais où la calomnie des pamphlétaires guelfes devient, véritablement atroce et dépassa tellement la mesure qu’elle trahit elle-même son mensonge, c’est quand elle prétend que Frédéric II fut étouffé sous son oreiller par son fils Manfred, désireux de s’approprier l’argent du trésor et de s’ouvrir le chemin du trône. Aucun historien sérieux, ne s’est arrêté à cette abominable accusation, que dément son absurdité même autant que le noble caractère de Manfred, bien plus droit et plus loyal que son père, pour qui d’ailleurs un parricide eût eu, dans les circonstances où il se serait produit, les conséquences les plus funestes à ses intérêts. Elle n’a été avancée qu’après la mort tragique de Manfred, quand il ne suffisait plus aux haines de parti d’avoir déterré son cadavre hors de la fosse où les soldats de Charles d’Anjou l’avaient déposé sur le champ de bataille de Bénévent, pour le livrer en pâture aux corbeaux, mais qu’elles voulaient encore attacher l’infamie à son souvenir.


FRANCOIS LENORMANT.