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de mer : avec les deux ensemble il a fait ce livre, comme naguère il eût écrit une pièce de vers latins où les hémistiches de Juvénal eussent voisiné avec ceux de Virgile. Ce ragoût a pu plaire. Pour le servir à la scène, il a fallu l’affadir un peu et allonger de français vulgaire cette sauce d’argots mélangés ; encore ce qui reste de ces divers ingrédiens rares est-il, au théâtre, plus agaçant que piquant ; d’ailleurs on soupçonne cette marinade d’être une marinade d’auteur, et pour peu qu’un malveillant vous avertisse que jamais, au Croisic, on n’a bu tant de « bolées de cidre, » vous vous demanderez si un vrai matelot comprendrait le charabia du père Gillioury. En tous cas, à moins que vous n’ayez avec votre lorgnette emporté un lexique des patois provinciaux, vous ne comprendrez guère ce qu’est une vieille femme « aponichée » devant le feu. Et cependant c’est tout ce bibelot du dialogue, comme eût dit Sainte-Beuve, avec le bibelot de la mise en scène, c’est tout le pittoresque, authentique ou non, du langage avec celui des costumes et des attitudes, qui amuse le public et l’empêche de trop sentir l’inanité réelle de la pièce. C’est pourquoi il faut convenir que ce n’était pas trop de tout le talent de M. Richepin pour distraire l’attention de cette inanité à laquelle son sujet l’avait condamné ; c’est aussi pourquoi nous devions dénoncer cruellement cette inanité fatale où sera voué tout poète qui choisirait un sujet analogue. Nous devions insister sur ce point, sur cette question préalable plutôt que sur les accidens de l’ouvrage, sur la banalité caricaturale des personnages accessoires, qui semblent empruntés au théâtre d’Henri Monnier, ou sur le mauvais ordre des scènes. Il se peut que telle scène de violence qui, au deuxième acte, a ému les nerfs du public, convienne plutôt à un quatrième acte, et que celle-ci, où quatre hommes s’aperçoivent qu’ils ont possédé la même femme, appartienne au genre du vaudeville plutôt que du drame. Ce sont des fautes où M. Richepin, avec plus d’expérience du théâtre, ne retombera sans doute pas. Mais ce qu’il faut obtenir de lui, c’est qu’il nous transporte, la prochaine fois, dans un autre ordre de phénomènes. Si bien coupée qu’on suppose sa pièce, il ne pouvait nous intéresser avec ce sujet : un idiot et une nymphomane se rencontrent ; — l’idiot a mal à la tête ; — il se cogne la tête, mais ne fait que la fêler ; la mère de l’idiot casse la tête à la nymphomane, mais la lui casse tout de bon. Même si la femelle est représentée par Mlle Réjane, qui n’eût jamais plus de talent, et le mâle par M. Decori, qui commence d’en avoir, et la mère par Mlle Agar, qui continue, un tel drame n’est pas un drame. L’alternance du désir physique et de la fatigue, l’assouvissement du désir étant relégué dans l’entr’acte, cette alternance qui pourrait être indéfinie, puisque l’unité de temps n’existe plus, n’équivaut pas au rythme nécessaire d’une œuvre dramatique.