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soit théâtrale, que celles dont Victor Hugo s’est contenté. Non qu’une reine soit, par convention arbitraire, pin s digne d’étude qu’une fille ; un valet de cour qu’un pêcheur. Mais la littérature, dans le livre comme sur la scène, vit de sentimens, au moins des sentimens que les sensations éveillent. Or il est à craindre que la sensation, dans ces amours d’un organisme vicieux et d’un organisme brut, n’éveille aucun sentiment : de ces noces du patchouli avec l’odeur de marée il ne s’exhale à vue de nez aucun parfum de psychologie.

Mais, en effet, cette fois, l’auteur de la Chanson des Gueux a pris son parti de n’extraire aucune poésie de sa matière, La Laide et la Bête, tel serait justement le sous-titre de l’ouvrage ; et peut-être il eût été curieux d’étudier quel attrait une certaine laideur vicieuse exerce quelquefois sur l’homme, et comment, par-delà les sens, elle corrompt, à la longue, le cœur et la volonté. C’était sans doute un sujet de roman ; il est indiqué dans le passage du drame où le gars Marie-Pierre, assouvi pour un moment, regarde Fernande, dite la Glu, et s’écrie : « La première fois que je t’ai vue, je me suis dit ! Oh ! qu’elle est laide ! Et sais-tu que maintenant cette idée me revient, car tu n’es pas une belle femme… Et cependant, comme tu me tiens… O Dieu ! je t’aime ! .. » On a souri de cette déclaration, parce que la Glu y répond par un compliment analogue : « La première fois que je t’ai vu, je me suis dit : O le monstre ! .. Viens, à présent, je t’aime ! » Cependant c’est là qu’était le sujet du drame, ou plutôt du roman. Mais le difficile était d’attribuer à ces deux êtres, choisis dans ces conditions, quelques sentimens, faute desquels leur cas resterait pathologique. M. Richepin ne s’en est pas soucié. Il est allé jusqu’au bout ou plutôt demeuré tout en bas de ce pire romantisme où le faux naturalisme confine. N’est-ce pas, en effet, certain romantisme qui, sous prétexte que l’homme est à la fois ange et bête, s’occupe plus volontiers de la bête, si bien que Saint-Marc Girardin l’accusait déjà de « n’apprécier les passions que par l’effet qu’elles font sur la santé ? » Le faux naturalisme a plus tôt fait : il ne voit que la bête ; dès lors, comment apercevoir des sentimens ? M. Richepin, lui, pourrait le faire : l’auteur de Madame André a de bons yeux, et, s’il voulait regarder, peut-être même qu’en de tels personnages il démêlerait quelques traits d’humanité. Mais il dit : A quoi bon ! Un des comparses de l’ouvrage, un des plus cultivés, le docteur Cézsambre, fait son examen de conscience : « Pris par la viande, par l’appétit, par l’habitude, est-ce qu’on sait par quoi ? .. » Et il conclut ainsi : « Mais à quoi bon tant d’analyse ? Le fait était là flagrant, indéniable : à savoir que cette femme représentait une force. » Mais c’est que justement l’objet de l’œuvre littéraire, quand il s’agit d’amour, est de savoir par quoi les gens sont pris et de faire l’analyse des sentimens qui suivent ; c’est là seulement que