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qu’il faisait, dans un courageux effort de franchise, le pain peut-être de leurs vieux jours, et celle encore qui termine le récit sur l’un des plus admirables tableaux que M. Daudet ait jamais tracés, la dernière séparation de la mère et de la fille, ces deux femmes droites en face l’une de l’autre, « sans un mot, sans un regard, » devenues à jamais étrangères, et toutes deux se raidissant contre l’émotion de l’éternel adieu : la mère dans son indignation de ne plus rien retrouver de son enfant dans cette Éline aux yeux secs, la fille dans le sentiment du de voir cruel et impitoyable qu’elle s’est juré d’accomplir. «… Mme Ebsen, immobile à la même place, entend ce pas léger qui s’éloigne sur l’escalier. Et sans que la fille se penche à la portière, sans que la mère soulève son rideau pour l’échange d’un dernier adieu, la voiture cahote, tourne la rue, se perd entre mille autres voitures dans le grondement de Paris… Elles ne se sont plus revues… Jamais. »

Ceux qui s’intéressent au talent de M. Daudet ne sauraient trop l’inviter à persévérer dans cette voie simple, large, vraiment humaine. Mêlées aux mêmes qualités que dans l’Evangéliste, il y avait toutefois encore, dans ses derniers romans, trop de curiosités, pour ainsi dire : trop de descriptions du Paris inconnu, comme dans les Rois en exil ; trop de figures marquées d’un accent trop particulier, comme le tambourinaire de Numa Roumestan. Ici, sans que les types y aient rien perdu de leur originalité propre, chacun d’eux a de plus en soi quelque chose de tout le monde. Et il suffit, pour le comprendre, que l’on réduise le récit tout entier à sa donnée principale. Elle peut se résumer en quatre mots. C’est un épisode de l’éternelle histoire de la lutte des affections naturelles contre un devoir quelconque, religieux ou autre, conçu comme supérieur à ces affections. Que le lecteur en fasse l’expérience : il verra s’il lui est aussi facile de ramener Numa Roumestan, les Rois en exil, le Nabab lui-même à quelque chose d’aussi général et véritablement humain. Il y a bientôt quatre ans, nous disions ici même, — et c’était à propos des Rois en exil, — que, tout en rendant justice aux grandes qualités du roman et à sa nouveauté, nous n’y trouvions pas assez profondément marqués les caractères qui perpétuent les nouveautés et les font entrer dans la tradition. A tort ou à raison, nous avons mieux aimé ne rien dire de Numa Roumestan que de constater une fois de plus que nous ne les y reconnaissions pas encore. Mais, nous pouvons le dire aujourd’hui sans hésitation, elles sont dans l’Evangéliste ; elles en sont ce qu’il y a de meilleur et d’absolument hors de pair ; et elles y témoignent éloquemment du progrès peut-être le plus considérable qu’ait accompli, dans sa carrière déjà si brillante, M, Alphonse Daudet.


F. BRUNETIERE.