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habituels des revivals d’Angleterre et des camps-meetings d’Amérique : c’eût été trop odieux, ou pour mieux dire trop hideux. Mais, des programmes ou des prospectus de l’armée du salut, comme des renseignemens que lui fournissait l’histoire des revivals chrétiens, en véritable artiste et romancier véritable, il a uniquement tiré ce qu’il fallait pour nous rendre acceptable le personnage de son évangéliste, et le personnage de son évangélisée sympathique.

C’est avec le même soin, avec le même souci d’une vérité plus haute que la réalité prochaine que, dans cette analyse psychologique de la transformation d’Éline Ebsen, il s’est gardé de mêler la description d’aucun de ces symptômes qui, du consentement de tous les aliénistes, caractérisent la période d’état de la folie religieuse. En effet, la plupart de ces traits sont d’une telle nature, et tellement dégradante, qu’ils ne sauraient trouver place que dans les traités de pathologie mentale. Si M. Daudet les avait laissés, sous prétexte d’exactitude entière, se glisser dans son récit, il a parfaitement compris, ou senti, que son Évangéliste y eût perdu en intérêt d’art tout ce qu’elle eût semblé gagner en intérêt de précision scientifique.

Est-il même bien sûr qu’en arrangeant ainsi la physionomie de la véritable Éline, M. Daudet n’en ait rien changé, rien modifié, — disons le grand mot, — rien idéalisé ? Par exemple, l’union de la véritable Éline et de Mme Ebsen a-t-elle été toujours aussi étroite, aussi affectueuse, aussi tendre que nous la peint M. Daudet ? N’y a-t-il jamais rien eu de tracassier dans l’amour de la mère, et jamais rien de languissant dans celui de la fille ? La véritable Éline a-t-elle connu le véritable Lorie Dufresne ? Sont-ce véritablement les enfans de l’ancien sous-préfet qu’elle a commencé d’aimer ? Était-elle véritablement à la veille de se marier quand elle est devenue la victime de son exaltation religieuse ? A-t-il suffi, pour amener un changement si profond, et sans que rien l’eût fait pressentir, d’un mot, d’un seul mot de Mme Autheman ? Est-ce sous le déguisement d’une proposition de se convertir qu’elle a fait pressentir son intention de rompre à l’homme qu’elle devait épouser ? Combien d’autres questions encore que je ne saurais, ni, le pouvant, ne voudrais approfondir, et auxquelles d’ailleurs je ne demande pas de réponse, tant parce qu’il n’y a rien qui me fût plus indifférent que parce que je suis convaincu qu’à les poser toutes, j’en trouverais toujours bien une où je triompherais.

Non ! mille fois non ! ne permettons pas à M. Daudet lui-même de se réduire à un si mince et si modeste rôle que celui d’assembleur et d’arrangeur de faits divers. Il y a beaucoup plus que la réalité toute seule dans son art, parce qu’il y a beaucoup plus en lui qu’un naturaliste. C’est pourquoi je regrette vivement qu’en un ou deux endroits de son Évangéliste, poussant l’imitation du réel un peu plus loin qu’il ne fallait, il ait cru de voir faire concourir à la conversion d’Éline Ebsen