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l’empire absolu, fait de mystère précisément et de terreur, qu’elle exerce sur l’imagination tendre et la volonté molle d’Éline. Peut-être même fallait-il, en y réfléchissant, que le mobile précis des actions de Mme Autheman restât dans la pénombre, et que cette impuissance d’Éline Ebsen à le discerner devînt la vraie cause de son abdication d’elle-même aux mains de l’évangéliste. Toutes les religions ou contrefaçons de religion, y compris la franc-maçonnerie, ont connu le pouvoir et la fascination du mystère.

Cependant le grand pas n’est pas encore fait, aucun lien n’est encore brisé. L’idée a effleuré l’imagination d’Éline et, de jour en jour, le cercle qu’elle décrit autour d’elle se rétrécit ; l’idée ne s’est pas posée encore et ne s’est pas encore implantée. C’est à une réunion des dames évangélistes que la parole de Mme Autheman l’y fixe. Éline y reconnaît la voix qui l’a déjà tant remuée, elle y entend le « témoignage, » ridicule à la fois et navrant, de l’Anglaise Watson, qu’on la charge de traduire pour l’assemblée, et, en sortant de la réunion, dans « l’omnibus du dimanche, » écœurée de la trivialité des figures, promenant des yeux vagues sur les tableaux mouvans qu’elle traverse, et de là les reportant sur sa mère qui s’est endormie, elle se sent à son tour envahie comme d’une fièvre de détachement et de sacrifice. « Avait-elle bien le droit d’être méprisante pour les autres ? Que faisait-elle de mieux et de plus ? Comme c’était court et puéril, le bien qu’elle essayait l Dieu n’exigeait-il pas autre chose7 Et si elle le lassait par tant de paresse et d’indifférence ? » Ici le sentiment de pitié large et d’universelle commisération qui l’avait jusqu’alors plutôt attendrie qu’agitée s’est transformé en un sentiment plus tenace, parce qu’il est plus intime, celui de l’indignité personnelle.

A la période d’anéantissement il faut qu’une période d’exaltation succède. Et comme le sentiment d’universel le pitié s’était transformé en celui de l’indignité personnelle, il faut que le sentiment d’indignité « devant Christ » se transforme à son tour au sentiment de la supériorité d’une âme choisie de Dieu sur les âmes vulgaires. M. Daudet n’a pas moins admirablement saisi ce point précis ; de métamorphose. « Partout et dans tous, maintenant, Éline reconnaissait cette paresse de l’âme… Et lorsqu’on rentrant chez elle ; elle apercevait le vieil Aussandon dans son petit verger, l’arrosoir ou le sécateur à la main, même celui-là, après tant de preuves données de son zèle orthodoxe, si droit et si ferme dans sa foi, Aussandon, le maître, le doyen de l’église, lui semblait atteint autant que les autres et qu’elle-même. Paresse de l’âme ! paresse de l’âme ! » Et il y a déjà d’ans ce redoublement de l’exclamation une ardeur mal contenue d’apostolat qui commence à se faire jour.

Mme Autheman se chargera de mener maintenant à son terme une