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Eline Ebsen, l’évangélisée. À partir de ce moment, tous les incidens qui surviennent, — dont quelques-uns, bien loin de prendre trop de place, n’en tiennent peut-être pas assez, — n’ont plus pour objet que l’insensible transformation d’un caractère de jeune fille. C’est une étude psychologique au meilleur sens du mot. Et si ce constant souci de la psychologie a mis de tout temps M. Daudet comme à part, — et fort au-dessus, — d’une école avec laquelle d’ailleurs il a plutôt des procédés que des tendances communes, je ne crois pas qu’il l’ait jamais mieux servi. Il me semble que c’est ce que l’on n’a pas assez loué, tout ce que M. Daudet a dépensé de scrupule et d’art dans cette « observation. » Je dirais « création, » si je ne craignais de le blesser. Sensible surtout à de certaines parties de reportage qui ne sont pas ce qu’il y a de meilleur, ni surtout de plus original, de plus nouveau pour nous, dans l’Évangéliste, on n’a pas assez remarqué ce qu’il y a d’étudié profondément et de délicatement rendu dans cette figure d’Éline Ebsen. Dans l’embarras où je suis de dire tout ce que l’Évangéliste contient de détails de toute sorte, c’est ce que je voudrais essayer de mettre en lumière.

On connaît sans doute le roman, et si, par hasard, quelqu’un de nos lecteurs ne le connaissait pas encore, les romans de M. Daudet ne sont pas de ceux qu’il soit permis de mutiler en les analysant. Je ne veux donc que repasser sur quelques-uns des traits dont il a peint son principal personnage. C’est une vraie trouvaille d’abord que celle de la parole même, et du moyen qui, dans l’âme douce et naturellement aimante, un peu romanesque et sentimentale d’Éline Ebsen, jette l’inquiétude et le trouble. Bonne protestante, mais d’une piété tiède, et plus attentive, comme tous ceux qui vivent d’une vie très active, à ses devoirs de famille qu’à l’œuvre propre de son salut, elle vient à peine de perdre sa grand’mère, l’aïeule dont la riante image est encore comme toute mêlée à ses souvenirs de la veille, quand la voix glaciale de Mme Autheman, fondatrice et présidente de l’Œuvre des dames évangélistes, lui pose cette seule question : « Celle qui vient de disparaître a-t-elle au moins connu le Sauveur avant de mourir ? » Et voilà le point de départ de l’exaltation du sentiment religieux dont la jeune fille va devenir la victime. En effet, on ne pouvait pas dire que « grand’mère eût connu le Sauveur avant de mourir ; » et dans son modeste intérieur, jusque-là si aisément rempli par l’accomplissement du de voir quotidien, Éline a rapporté avec elle cette pensée torturante « que sa grand’mère souffre peut-être et par sa faute. » C’est le sentiment religieux repris pour ainsi dire à sa première origine, pur de tout calcul et libre de tout égoïsme, l’impossibilité de croire que tout finisse avec la vie du corps, expression naïve de cette solidarité qui continue de lier ceux qui survivent à ceux qui ne sont