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choses qu’il était permis d’y trouver étrangères. Ici, surpris en quelque sorte par un sujet nouveau pour lui, M. Daudet n’a pas eu le temps de les y mettre, ce luxe d’épisodes et cet excès de détails. Tout y va droit au but. À une condition toutefois, c’est que l’on ne fasse pas trop attention au titre du roman lui-même, et que l’on cherche l’unité du sujet où elle est véritablement, dans le personnage non pas de son Évangéliste, mais, si je puis risquer à mon tour le néologisme, dans le personnage de son Évangélisée.

Là, pour nous, est le grand intérêt du roman. On sait avec quelle abondance ou plutôt quelle prodigalité d’invention M. Daudet se plaît à répandre dans ses tableaux une diversité presque infinie de figures. D’autres savent mieux ou plus fortement que lui nouer une intrigue et donner au roman l’allure prompte et hardie du drame. Mais bien peu savent comme lui peupler le drame, et faire concourir à l’imitation de la vie cette fourmillante multitude de personnages dont chacun, même quand il ne fait que traverser l’action sans s’y mêler, est cependant distinct de tous les autres, reconnaissable entre mille, et marqué d’une empreinte profondément individuelle. On retrouvera dans l’Évangéliste cette diversité de figures ; et quelques-unes seront comptées à juste titre parmi les plus originales que M. Daudet ait encore tracées. Tel est l’ancien sous-préfet de Cherchell, M. Lorie-Dufresne, avec sa figure d’honnête homme, plaisamment encadrée dans ses favoris administratifs, et tel est M. Chemineau, son patron, l’ancien avoué de Bourges, « aussi sec, aussi craquant et inexorable que le papier timbré sur lequel il grossoyait autrefois ses procédures. » Telle est encore Henriette Briss, et tel est le pasteur Aussandon. Tel est encore Magnabos, « Magnabos, de l’Ariège, gros homme, trapu et barbu, entre trente-cinq et cinquante ans, avec des paupières de batracien et un creux de basse chantante, » qui, le jour, voyage d’enterrement civil en enterrement civil, et le soir, dans son atelier de peintre d’emblèmes religieux, en faisant de lourdes plaisanteries « passe au jaune de chrome la barbe de saint Joseph ou les tresses de sainte Perpétue. » Telle est aussi sa femme, doucement, naïvement laborieuse, « type de l’ouvrière parisienne, au joli visage ravagé par les veilles et d’atroces migraines, » et qui, seule au logis, tandis que Magnabos pontifie, quelque part ou ailleurs, se vante qu’il n’y ait pas de femme au monde plus heureuse qu’elle, « en se tenant la tête de la main gauche et fermant les yeux de douleur. » Telle est Jeanne Auttheman, l’évangéliste, et telle est Anne de Beuil, l’exécutrice de ses volontés. Mais, du milieu de tous ces personnages, rapidement, dès les premières pages et presque avant que nous ayons eu le temps d’en achever le dénombrement, ce qui sort pour venir au premier plan, l’occuper tout entier, et, absente ou présente, retenir à soi l’attention, c’est une seule figure, une seule personne, une seule âme,