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malgré Molière, que le temps ne fasse rien à l’affaire, il n’est pas vrai non plus qu’il y fasse toujours autant qu’on le penserait. Si l’Évangéliste, à tous égards, est l’un des meilleurs récits que nous devions à l’auteur du Nabab, la raison principale en a tout l’air d’être que M. Daudet n’a pas eu cette fois le loisir de gâter ses rares qualités ni de faire valoir ses défauts par l’abus du procédé. Ses amis nous ont conté que son ambition, dans ce roman, n’avait pas été moins de faire une bonne action que d’écrire une belle œuvre. J’aimerais à penser qu’il en est effectivement ainsi, pour qu’une fois au moins l’esprit ou le talent n’eût pas été la dupe du cœur. Oui ! c’est positivement parce que M. Daudet, sous le coup d’une émotion plus vive, a composé plus vite qu’à son ordinaire, que son style est ici plus net et plus sain, sa composition plus une et plus large, sa psychologie plus humaine et ses moyens enfin plus simples et plus directs.

Non pas que ce style, à la vérité, n’appelle encore plus d’une critique. D’une manière générale, M. Daudet, trop préoccupé d’écrire comme on parle, n’est décidément pas assez en garde contre le néologisme. Ainsi, je ne voudrais pas qu’un écrivain de la valeur de M. Daudet parût croire qu’en bon français des « détails ménagers » veulent dire des détails « de ménage, » ou encore que « se presser » peut se traduire par « s’activer, » ni surtout « prendre l’air » par « s’aérer. » Je voudrais encore moins qu’un écrivain de sa délicatesse laissât échapper, comme il lui arrive trop souvent, de ces mots dont la vulgarité naturelle jure avec le sentiment même qu’ils veulent exprimer. Ce n’est ni toujours ni partout le temps de faire attention aux mêmes détails. Il y a une obligation de ne pas voir, ou de ne pas laisser voir que l’on voit, qui est la politesse du monde et la distinction de l’art. Et je ne voudrais pas enfin qu’un écrivain du goût de M. Daudet, s’il croit de voir mettre à la bouche de ses personnages, dans le dialogue, le langage qu’ils parlent dans la réalité, prît lui-même, dans le récit, ce langage à son propre compte, et nous dît, par exemple : « Ce n’est pas la première fois qu’il joue cette comédie, le vieux Baraquin, pour décrocher quarante francs et une redingote neuve, » ou encore : « Nicolas, resté seul, détend son masque hypocrite et se carapate en sifflant. » C’est une question, pour nous, et nous ne la voudrions pas résoudre sans y regarder de très près, que de savoir si dans le dialogue même, sous prétexte d’exactitude entière, il faut traduire la vulgarité de la pensée par des mots aussi vulgaires qu’elle, mais ce n’en est pas une que de savoir si cette imitation trop fidèle de la réalité doit s’étendre jusqu’au récit. De toutes les méprises d’une jeune école en matière de style, il n’y en a peut être pas de plus grave, parce qu’il n’y en a pas qui compromette plus sûrement la durée des œuvres. En effet, de toutes les parties de la langue d’un temps, vous