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voudraient interdire l’usage de l’eau et du feu sous prétexte que l’eau cause les inondations et le feu les incendies. » — Comme l’ostracisme, cette loi prétend avoir pour but de faire obstacle aux ambitions et de mettre fin aux compétitions ; comme l’ostracisme, elle accuse les premiers d’entre les citoyens ; comme l’ostracisme, elle connaît des intentions et des situations, elle juge sur des soupçons, des apparences, des calomnies, elle écoute les accusateurs et refuse d’entendre les accusés, elle dénie le droit de défense, elle ne suit aucune procédure régulière, elle prononce arbitrairement, elle condamne sans appel. Comme l’ostracisme enfin, elle n’est qu’une « satisfaction donnée à l’envie : φθόνου παραμυθία (phthonou paramuthia). » On pourrait combattre cette loi dans les termes mêmes qu’aux premiers siècles de l’histoire, un orateur d’Athènes employait contre l’ostracisme : « D’après la loi et les sermens, on ne peut ni bannir, ni emprisonner, ni mettre à mort personne sans l’avoir jugé. Or, sans qu’il y ait ni accusation, ni défense, ni suffrages légalement donnés, on exile un citoyen ! .. Pour un soupçon, la peine est trop forte ; pour un crime d’état, où l’on peut punir par la prison ou la mort, la peine est trop faible[1]. »

Mais, même s’il pensait à l’ostracisme, un Athénien préférerait la justice d’Athènes. La loi de la chambre est plus inique encore et plus rigoureuse que ne l’était le vote par les coquilles. L’ostracisme exilait pour dix ans, la loi bannit pour jamais. L’ostracisme n’entraînait pas l’infamie, la loi porte la perte des droits politiques et la dégradation militaire[2]. L’ostracisme ne proscrivait qu’une seule personne à la fois ; la loi en menace trente ou quarante d’un coup. L’ostracisme au moins reconnaissait l’égalité des citoyens, puisqu’il était fait pour tous ; la loi vise une seule classe de Français et crée des privilèges, au sens que l’entendaient les Romains (privilégia, leges privatis irrogatœ) non point en faveur, mais au détriment des hommes dont les ancêtres ont porté à travers le monde l’oriflamme de la royauté et les trois couleurs de la nation. L’ostracisme devait être prononcé, dans des comices extraordinaires, par tout le peuple assemblé, avec la garantie d’une majorité considérable ; pour que

  1. Oratores Attici, édit. Didot, t. I, p. 85.
  2. Déclarer que les membres des familles ayant régné sur la France sont rayés des cadres de l’armée, c’est enlever leur grade à ceux qui en occupent. Or, enlever un grade, n’est-ce pas dégrader ? Dire qu’ils ne peuvent à aucun titre faire partie de l’armée, c’est les assimiler aux forçats libérés, mais non pas aux condamnés amnistiés. Ainsi, ceux qui ont brûlé Paris, assassiné des généraux, fusillé des gendarmes, tiré sur les pantalons rouges, peuvent, en vertu de l’amnistie, combattre pour la patrie, et ce plus sacré des droits et des devoirs est dédié aux Bourbons et aux Bonapartes.