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L’histoire de l’ostracisme, il faut bien le reconnaître, c’est l’histoire même d’Athènes pendant près d’un siècle. Tout homme politique éminent frappe par l’ostracisme ou en est frappé. Cimon vécut trop peu d’années après son rappel pour que l’antagonisme entre lui et Périclès eût le temps de reprendre un caractère aigu (au reste, il ne semble pas qu’on ait jamais soumis une seconde fois aux chances de l’ostracisme le citoyen qui avait déjà été exilé). Mais Périclès allait bientôt trouver un adversaire redoutable et les oligarques un chef habile en Thucydide, fils de Mélésias. Thucydide n’avait point comme général les grands talens de Cimon, mais il s’entendait mieux que lui à la tactique politique et savait entraîner et maîtriser les assemblées. Par l’éloquence il égalait presque Périclès. Un jour qu’on lui demandait quel était le meilleur lutteur de tribune, il répondit : « Je ne sais ; quand je renverse Périclès, il nie qu’il soit tombé, et, même quand on le voit à terre, on dit qu’il est le vainqueur. » Bien que chef reconnu de l’oligarchie, Thucydide évitait d’attaquer Périclès sur ses mesures démocratiques. C’eût été un mauvais terrain d’opposition, car la plèbe, désormais complètement affranchie, était devenue toute-puissante. Le thème ordinaire de Thucydide était de dénoncer comme injuste et dangereuse la conduite de Périclès à l’égard des villes alliées. « Tu augmentes sans motif les tributs des îles, disait-il, et ce trésor, qui doit être employé aux frais de la guerre et à la défense de nos alliés, tu l’emploies à donner des fêtes et des spectacles, à orner et à parer Athènes comme une femme coquette. » Thucydide n’avait pas tout à fait tort. Les prodigalités de Périclès faites au profit d’Athènes seule sur le trésor commun des alliés mécontentèrent les villes de la confédération, en entraînèrent quelques-unes à la révolte et en préparèrent un grand nombre à la défection. Mais nous ne pouvons cependant pas faire cause commune avec Thucydide et reprocher à Périclès d’avoir construit le Parthénon. Périclès, d’ailleurs, savait se défendre, et, malgré l’opposition, il obtenait gain de cause à l’assemblée. Thucydide, en somme, irritait Périclès plutôt qu’il ne lui faisait obstacle. Il n’y avait qu’un moyen de réduire Thucydide au silence : l’ostracisme. Périclès s’en servit. Lui-même d’ailleurs risquait l’exil. C’est à ce vote du peuple que Cratinus faisait allusion dans la comédie des Thraciennes en disant : « Voici venir le Jupiter à tête d’oignon, Périclès tout fier d’avoir évité la coquille. »

Thucydide banni, Périclès exerça de fait le pouvoir souverain dans Athènes durant près de quinze ans. A la vérité, le parti ultra avancé, qui avait d’abord fait cause commune avec le grand homme d’état en haine des oligarques, se déclara contre lui dès qu’il les