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mains pour les besoins de tous les frères. Il s’est trouvé dans le nombre un fripon, qui a commencé à faire des dupes à son profit parmi les paysans ; ceux-ci l’ont dénoncé à la justice, on a ouvert une enquête, et la communauté naissante s’est dissoute à la suite de cet incident. Sutaïef s’est consolé en relisant à ses disciples l’histoire d’Ananias et de Saphira. Il ne perd pas l’espoir de recommencer la tentative sur une plus grande échelle et dans de meilleures conditions, à Chévélino ou ailleurs. Le pauvre homme veut essayer de la réalité pratique, qui ne lui réussit guère. C’est le tort des politiques et des apôtres : ils ont un beau rêve qui fait la joie de leur cœur ; ils demandent tous pour lui l’épreuve de la vie, qui leur rend un monstre mutilé ou mort. En attendant, notre sectaire, ne voyant que péché dans toutes les professions, s’est fait gardien des troupeaux du village ; on les lui confie volontiers, chacun fait fond sur son honnêteté ; ceux même qui blâment son hétérodoxie ont à son endroit le respect inné du peuple russe pour l’illuminé, « l’homme de Dieu. » Quand on interroge ce petit monde paysan sur le compte du novateur, on y trouve trois ou quatre dispositions diverses, celles même que toute société humaine a toujours manifestées en présence d’apparitions de cette nature. Une petite minorité se rallie franchement à la doctrine ; la majorité raille le téméraire de vouloir être plus sage que tout le monde ; quelques-uns lui demandent un miracle pour prouver sa mission ; les vieux croyans s’étonnent de ce que son blé pousse alors qu’il ne porte pas de croix au cou ; les plus simples, écoutant le son pieux de ses paroles sans pouvoir pénétrer ses idées, le considèrent comme un saint. — Un saint ! il l’eût été trois siècles plus tôt. Certaines familles d’âmes changent perpétuellement de nom avec les évolutions des idées générales. Prenez ce même paysan, embrasé de piété, dévoré de scrupules, retirez-lui sa Bible et les idées ambiantes, reportez-le à l’époque des Ivans ; vous le trouverez dans un ermitage ou dans un cloître, nourrissant son âme des alimens d’alors ; même s’il eût pensé hardiment, on n’eût guère contrôlé ses doctrines dans la Russie du XVIe siècle ; on n’eût vu que les vertus de l’ascète, le zèle de « l’homme de Dieu ; » la voix du peuple l’eût béatifié et son image, appendue sous quelque lampe, recevrait l’encens des diacres au lieu de leurs anathèmes. L’homme flotte à la dérive du temps, comme la branche morte au courant du fleuve, jouet du premier accident qui fixera sa destinée ; si les sables et les frênes l’avaient arrêtée là-haut, on l’eût recueillie peut-être pour planter une croix au carrefour voisin ; un hasard de brise la pousse plus bas, des mariniers la trouveront bonne pour tailler une vergue à leur voile.

Les premiers adeptes de Sutaïef ont été les membres de sa