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servir la chose publique. Il arrive souvent que l’on confond avec son propre intérêt l’intérêt de l’état.

En exposant Aristide à l’exil, Thémistocle s’y exposait lui-même, mais l’habile politique jugeait avec raison que toutes les chances étaient en sa faveur. Les Athéniens estimaient Aristide, ils aimaient Thémistocle. Aristide, dénué d’ambition personnelle, indifférent aux blâmes injustes et ne voulant de voir qu’à sa seule éloquence et à son seul mérite son rôle dans les affaires publiques, ne s’occupait pas de faire des partisans. Thémistocle ne négligeait rien pour gagner les sympathies populaires. A l’assemblée, il défendait les intérêts de la plèbe ; dans les rues, sur l’agora, près des bassins, il s’arrêtait à causer familièrement avec tout citoyen, l’appelant par son nom. Il se servait de sa fortune et, ce qui est plus grave, de ses fonctions pour se créer une clientèle. « Je ne voudrais pas, disait-il, m’asseoir sur un tribunal où mes amis ne trouveraient pas auprès de moi plus de faveur que les étrangers. » Le jour de l’ostracisme arrivé, le peuple se prononça contre Aristide. Lui-même, confondu dans la foule, assistait au vote. Quelque bûcheron d’Acharnés ou quelque laboureur de Pallène, qui ne savait pas écrire et qui n’avait jamais vu Aristide, lui présenta sa tessère en le priant d’y écrire le nom d’Aristide. Celui-ci lui demanda : « Aristide vous a-t-il donc fait quelque tort ? — Non, répondit le paysan, je ne le connais même pas, mais je suis las de l’entendre toujours appeler le Juste. » Aristide écrivit son nom sur la tessère et la rendit à son interlocuteur sans prononcer une parole. Au moment de quitter l’Attique, l’exilé dit seulement : « Je prie les dieux qu’il n’arrive rien à Athènes qui puisse la faire se repentir de m’avoir chassé[1]. » Aristide se retira dans l’île d’Egine ; il en fut rappelé par décret plusieurs années avant le terme légal du bannissement. Rentré à Athènes, il remplit les premières charges de la république. Les Athéniens lui durent le traité de Délos, convention par laquelle toutes les cités ioniennes des îles étaient soumises à la suzeraineté d’Athènes et lui payaient l’énorme tribut annuel de quatre cent soixante talens.

La popularité de Thémistocle, qui l’avait aidé à faire exiler Aristide, se retourna un jour contre lui-même. La victoire de Salamine et la construction des remparts d’Athènes le firent reconnaître

  1. Ces belles paroles ont traversé les siècles et on en retrouve l’écho agrandi dans la proclamation que le duc d’Aumale adressait à ses soldats en quittant l’Algérie, après la révolution de février : «… Soumis à la volonté nationale, je m’éloigne. J’avais espéré combattre encore avec vous pour la patrie : cet honneur m’est refusé ; mais, du fond de l’exil, mon cœur vous suivra partout où vous appellera la volonté nationale ; il triomphera de vos succès, et tous ses vœux seront toujours pour la gloire et le bonheur de la France. »