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prêtre l’interrompt avec des injures, saisit le livre sacré et le jette par terre, sous la porte… « L’épouvante me prit… la parole de Dieu ! quel péché ! N’est-ce pas, lui disais-je, le même livre que tu baises sur ton autel, parce qu’il est là dans l’or et le velours ? » — De ce jour, le prêtre lui fut un objet de scandale, il déserta l’église, cessa de porter une croix au cou, brisa les images chez lui ; il ne fit pas baptiser ses enfans, puisque le baptême ne rend pas les hommes meilleurs… Ainsi de suite pour toutes les autres observances ; le raisonnement, une fois lancé, les fauche avec la même rigueur, l’action suit le raisonnement, les obligations civiles y passent après les obligations religieuses. Celles-là sont de moins bonne composition : sur ce terrain, on rencontre une logique adverse, celle de la police. Nous avons vu la nouvelle foi aux prises avec le commandant de recrutement, qui refusait de comprendre les préceptes : Tu ne jureras pas ; tu ne tueras pas. Tous les agens de l’autorité sont aussi insensibles. Voici le starchina, par exemple, qui vient percevoir l’impôt ; sa tâche n’est pas facile chez Sutaïef ; le sectaire le reçoit l’évangile en main et l’accable de textes démontrant l’injustice de telle contribution ; l’autre répond en substance : Il me faut de l’argent et non pas des raisons. Après une discussion sans issue, le starchina entre à l’étable et emmène une vache ou un cheval pour être vendus par autorité de justice. Cité devant le tribunal, le novateur se rend à l’audience ; toujours muni de son évangile, il plaide sur le code divin contre les codes de ce bas monde et s’entend condamner. Chaque année, cette scène se renouvelle, on a saisi tout le bétail de l’obstiné. Il a déjà tâté de toutes les justices, religieuse, civile, militaire ; il ne demande qu’à y retourner ; comme tous les sectaires, il a l’amour de la controverse publique, la foi naïve que ses argumens finiront par convaincre ses adversaires. Aucune déception ne la rebute, cette foi robuste ! Sutaïef ne cesse de reprocher à ses voisins leur égoïsme, leur rapacité, leur attachement aux biens terrestres ; surtout les clôtures et les serrures lui paraissent des précautions honteuses entre chrétiens ; il a bravement prêché d’exemple, laissant ouvertes sa grange et sa maison. Tous les garnemens du pays sont venus lui voler son blé ; il les regarde faire et n’en démord pas. — Il y a dans ces tribulations un côté de comédie ; c’est la comédie inquiétante de Cervantes et de Molière avec son envers de drame ; en nous montrant la chimère idéale bernée par le gros bon sens de la vie réelle, on nous fera toujours rire, mais d’un rire gêné, mal sûr de lui-même : il pourrait bien y avoir, quelque part dans l’ombre, un spectateur terrible qui rit de nous à son tour, ne trouvant parmi nous, comme l’homme aux rubans verts,