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lutte coûtera la vie d’un millier d’hommes. Au salut de toute l’armée il sacrifiera sans hésiter quelques escouades. De même encore, un peuple, pour défendre son indépendance, a le droit de faire la guerre, alors que chaque guerre entraîne des milliers de morts et de douleurs. C’est qu’il y a là un intérêt supérieur. Il s’agit pour un peuple d’être libre, et l’intérêt de tout un peuple exige parfois le sacrifice de quelques citoyens.

Eh bien ! la lutte du savant contre les forces naturelles ressemble quelque peu à la lutte d’un peuple pour sa liberté. Il s’agit de conquérir aussi notre indépendance vis-à-vis de la nature. Les lois matérielles nous asservissent de toutes parts, et, pour nous en délivrer, il est d’abord nécessaire de les connaître. C’est notre liberté vis-à-vis des choses qu’il s’agit de conquérir ; et ce n’est pas l’acheter trop cher que de la payer au prix de quelques chiens et de quelques grenouilles écorchées.

Les âmes sensibles qui s’intéressent tant au sort de nos victimes semblent croire qu’il n’est pas d’occupation plus importante. Il faut les détromper. Sur ce petit globe terrestre il y a, parmi les humains, plus de douleurs que de joies. Au lieu de s’attacher à gêner les recherches qui se poursuivent obscurément dans quelques laboratoires, que ces personnes charitables fassent effort pour empêcher la traite des nègres. C’est par milliers de têtes qu’on trafique de ce bétail humain. Ou bien qu’elles tâchent de soulager la misère qui règne partout, et cruellement, depuis le Groenland jusqu’au pays des Hottentots. Qu’elles essaient aussi de supprimer ce fléau terrible, qui est la guerre, et qui a fait cent mille fois plus de victimes humaines que tous les physiologistes de l’univers n’ont sacrifié de grenouilles, de lapins et de chiens. Voilà une belle tâche que nous recommandons à leur activité.

D’ailleurs, quand nous parlons de douleurs et de martyrs, nous sommes portés à exagérer les souffrances des animaux. Il n’y a de douleur que s’il y a conscience et réflexion sur cette douleur. Plus on est intelligent, plus on peut souffrir. Les animaux inintelligens sont incapables d’éprouver dans toute sa plénitude cette sensation que nous appelons la douleur. Nous ne pouvons pas nous faire une idée de ce que sent une grenouille, lorsqu’on lui coupe un nerf ; il est même probable que jamais nous n’aurons la connaissance de ce qu’elle éprouve ; mais il me semble que la douleur perçue alors par la grenouille est très vague et très confuse. Comparés à l’homme dont l’intelligence est si lucide, les animaux inférieurs sont presque des automates dont la plupart des actes sont à demi involontaires ; ce ne sont pas actes délibérés, mûrement réfléchis, mais des impulsions irrésistibles dont ils ont imparfaitement conscience. Ils vivent toujours dans une sorte de rêve ou de demi-conscience qui exclut la