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dont l’animalité même est contestable. S’il nous est défendu de faire passer un courant électrique à travers le corps d’une méduse, je ne vois pas pourquoi nous aurions le droit d’électriser des bactéries. Il paraît même que ce sera un acte coupable d’enfoncer la cognée dans un chêne ou d’électriser une sensitive, puisque, dans l’un et l’autre cas, on désorganise un être vivant et qu’on produit peut-être de la souffrance. Ainsi le raisonnement des antivivisecteurs peut facilement être ramené à l’absurde. Il y a une chaîne ininterrompue entre l’animal et la plante, et on ne pourrait, par conséquent, assigner que des limites ridicules à l’interdiction de la vivisection.

Il est vrai que les antivivisecteurs, — le mot est mauvais, mais il évite une périphrase, — ne s’opposent qu’à une chose : à la douleur. La douleur, disent-ils, est d’autant plus vive que l’animal est plus intelligent. Les animaux qui se rapprochent le plus de l’homme sont ceux qu’il importe le plus de ne pas faire souffrir. Il y a des gradations dans le mal ; il est très mal de faire souffrir un chien, mais, s’il s’agit d’un lapin, la chose est moins criminelle. Une grenouille ou une écrevisse méritent moins de compassion encore, et, s’il s’agit des méduses, des bactéries ou des plantes, tous êtres dont la sensibilité est peu développée, l’acte n’est plus qu’à demi répréhensible. Soit ; prenons acte de cet aveu. Nous avons le droit d’expérimenter sur les animaux qui ne souffrent pas ou qui souffrent peu. Voilà un point qui est acquis.

Mais laissons de côté les animaux inférieurs ; allons droit à l’argument le plus puissant qu’on puisse donner. Cet argument, c’est le martyre du chien, ce malheureux favori des vivisecteurs. Prendre le chien pour exemple, c’est, comme on dit, prendre la question par les cornes. Voyons donc si les physiologistes ont le droit de faire souffrir un chien.

On ferait une bien stérile accumulation de puérilités en exposant dans leurs détails toutes les plaintes des antivivisecteurs. Leurs opuscules, enrichis de figures à sensation, et distribués à plusieurs milliers d’exemplaires, propagent dans l’Ancien et le Nouveau-Monde cette croisade nouvelle, sans guère réussir ailleurs que dans l’humanitaire Grande-Bretagne. Il est dit dans ces petits pamphlets que des êtres innocens, — chiens, lapins, grenouilles, — subissent des tortures aussi cruelles que stériles. On amasse les anecdotes émouvantes, on compulse tous les doutes et toutes les contradictions dont sont hérissés les traités de physiologie expérimentale ; et on conclut que l’art de guérir n’a pas progressé avec la physiologie et que la physiologie n’a pas progressé avec la vivisection. Les physiologistes sont de mauvais médecins, et les vivisecteurs sont de mauvais physiologistes. Bref, la vivisection est une des hontes