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articulé ne peut faire, de l’être vivant qui en est pourvu, un être à part parmi les êtres vivans. Trop de caractères sont communs pour qu’on puisse nous séparer de nos humbles commensaux sur la terre. Pour établir l’existence d’un règne spécial, il faudrait trouver des êtres, comme les anges, par exemple, qui n’auraient, je suppose, ni système nerveux, ni sang oxygéné, ni appareil digestif ; qui seraient dépourvus des sens que nous avons, et qui, vivant sans appareil organiques, seraient capables de penser, de se mouvoir, et d’agir dans la nature. Mais, jusqu’ici, on n’a pas encore trouvé de pareils êtres surnaturels. Aussi faut-il se contenter d’établir deux règnes séparés par une limite, qui jusqu’ici paraît infranchissable : le règne des êtres inanimés et le règne des êtres vivans.

L’homme est à la tête du règne des êtres vivans, mais il en fait partie intégrante.

Beaucoup d’écrivains ont été assez naïfs pour redouter ce voisinage de l’animal et de l’homme. Eh bien ! il me semble qu’il est plutôt un titre de gloire qu’un titre de honte. Pourquoi craindre de placer l’homme à côté des autres êtres de la création ? En sera-t-il moins grand ? Quand donc renoncera-t-on à la puérile conception d’un homme demi-dieu ? Loin de diminuer l’homme on le grandit en le comparant aux bêtes. Sans traiter ici, car ce n’est pas là notre sujet, la question de l’origine de l’homme, ne pouvons-nous répéter, en la modifiant, cette fameuse sentence d’un des disciples de Darwin : Mieux vaut être le frère perfectionné d’un singe que l’enfant dégénéré d’un ange.

Membra sumus corporis magni, disait Sénèque. Notre vie humaine est partie intégrante de ces innombrables vies qui pullulent à la surface de la terre. Toutes ces existences sont bien voisines de la nôtre. Mêmes organes, mêmes appareils, mêmes fonctions ; même naissance, même vie, même mort. Les animaux ont l’amour, la haine, la jalousie, la colère, la joie, la tristesse, le plaisir et la peine ; ils sont presque des hommes. S’ils avaient la parole, ce divin instrument de la pensée, ils réclameraient peut-être leur place à nos côtés dans la nature. Peut-être diraient-ils, comme jadis Jacques Bonhomme aux seigneurs féodaux :

Tout aussi grand cœur nous avons,
Et tout autant souffrir pouvons.

II

Nous pouvons donc regarder comme prouvé qu’il n’y a pas un abîme infranchissable entre l’homme et les animaux. Ils sont assez proches de nous pour que nous nous considérions, comme frères,