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distinction du bien et du mal est tellement obscure dans la pensée des plus grands mêmes parmi les hommes, qu’il est imprudent de prendre cette notion compliquée et confuse comme un caractère distinctif. Qu’est-ce que le bien absolu ? qu’est-ce que le mai absolu ? Un sauvage a-t-il l’idée d’un bien absolu, ou d’un mal absolu ? Savons-nous à quelles naïves et enfantines conceptions il rattache les idées morales qu’il a peut-être, et ne perdrait-on pas son temps à lui expliquer que le devoir, c’est le grand impératif catégorique ? En revanche, savons-nous si chez les animaux il n’y a pas quelque vague notion du juste et de l’injuste ? Voilà bien des questions qui se posent, et que les sages, j’imagine, n’oseraient pas résoudre. Ce qui est certain, c’est que ces notions obscures constitueraient un bien mauvais guide de classification. Quel serait l’embarras du zoologiste qui voudrait s’en servir pour faire son classement ? Jusqu’ici, on a procédé plus simplement ; on s’est contenté de grouper les animaux d’après leurs affinités naturelles et d’après leurs formes extérieures.

Il ne semble pas qu’on doive attacher plus d’importance à cette faculté, qu’on dit propre à l’homme, d’adorer un Dieu et d’encenser des idoles. En effet, la croyance à des êtres supérieurs existe probablement chez le chien ou chez l’éléphant. Le chien vénère son maître, et l’éléphant son cornac, comme de véritables dieux. Ils croient à leur puissance, dont ils connaissent les terribles effets sans les comprendre : et, mentalement, ils les révèrent avec la même frayeur que fait un pauvre sauvage pour Parabavastu. Au demeurant, il existe un certain nombre de peuplades incultes dépourvues de toute idée religieuse ; et il faut une forte dose d’esprit synthétique pour assimiler le stupide fétichisme des nègres de l’Afrique centrale à l’idée qu’un penseur peut concevoir du grand Tout. Quelle ressemblance trouvera-t-on entre l’idée que Malebranche ou Spinoza se font de Dieu et la sotte conception qu’un esclave nègre a de Mamajombo ? L’adorateur de Mamajombo forme des idées se rapprochant des vagues craintes d’un chien de chasse, qui suit de l’œil le fusil et le fouet de son maître, beaucoup plus que des hautes spéculations de Malebranche ou de Spinoza.

Supposons même que tout homme ait une intelligence égale à celle de Newton. Même en accordant cette magnifique intelligence à tous les hommes, faudra-t-il les classer dans un règne à part et en faire des êtres spéciaux, distincts de tout animal. A mon sens, ce serait impossible ; car dans l’intelligence de Newton il n’est rien qui ne se trouve, quoique à un état d’extrême abaissement, dans l’intelligence d’un animal. Chez l’animal, il y a déjà en germes les plus grandes forces de l’intelligence de l’homme. La mémoire, le jugement, la sensibilité, existent déjà. Des exemples qui témoignent avec