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s’entendre sur cette qualification qu’il s’applique. « Sa spécialité distinctive, c’est de pouvoir se mettre à tous les points de vue, de voir par tous les yeux, de ne s’enfermer dans aucune prison individuelle. » Trop comprendre ou comprendre trop de choses à la fois, contenir dans le vaste cercle de sa pensée toutes les opinions, fussent-elles contraires, c’est peut-être une prérogative, mais elle se paie cher. Elle affaiblit la foi en soi, elle crée l’irrésolution dans la pratique ; elle donne cette faculté du critique qui est la faculté de métamorphose intellectuelle, sans laquelle il n’est pas apte à comprendre les autres esprits et doit, par conséquent, se taire s’il est loyal. Mais à quel prix ! elle réduit dans une proportion considérable la facilité à produire ; elle crée dans un penseur une longue et douloureuse incertitude de convictions et d’opinions. Elle produit des contradictions entre les sentimens et les idées. « La grande contradiction de mon être, c’est une pensée qui veut s’oublier dans les choses et un cœur qui veut vivre dans les personnes. L’unité du contraste est dans le besoin de s’abandonner, de ne plus vouloir et de ne plus exister pour soi-même, de s’impersonnaliser, de se volatiliser dans l’amour et la contemplation. Ce qui me manque, c’est le caractère, le vouloir, l’individualité. Mais, comme toujours, l’apparence est juste le contraire de la réalité, et ma vie ostensible le rebours de mon aspiration fondamentale. Moi dont tout l’être, pensée et cœur, a soif de s’absorber dans les dehors de lui-même, dans le prochain, dans la nature et en Dieu, moi que la solitude dévore et détruit, je m’enferme dans la solitude et j’ai l’air de ne me plaire qu’avec moi-même, de me suffire à moi-même. La fierté et la pudeur de l’âme, la timidité du cœur m’ont fait violenter tous mes instincts, intervertir absolument ma vie[1]. »

Et ailleurs, dans une page ravissante de poésie métaphysique, il nous montre « le rêveur mobile qui se laisse bercer à tous les souffles et jouit, étendu dans la nacelle de son ballon, de flotter à la dérive dans tous les mouillages de l’éther et de sentir passer en lui tous les accords et dissonances de l’âme, du sentiment et de la pensée. Paresse et contemplation ! sommeil du vouloir, vacances de l’énergie, indolence de l’être, comme je vous connais ! Aimer, rêver, sentir, apprendre, comprendre, je puis tout, pourvu qu’on me dispense de vouloir. C’est ma pente, mon instinct, mon défaut, mon péché. J’ai horreur de l’ambition, de la lutte, de la haine, de tout ce qui disperse l’âme en la faisant dépendre des choses et des buts extérieurs. La joie de reprendre conscience de moi-même, d’entendre bruire le temps et couler le torrent de la vie

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