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chez lui, sous la lampe du soir, il écrit le 3 mai 1849 : « Tu ne t’es jamais senti l’assurance intérieure du génie, le pressentiment de la gloire ni du bonheur. Tu ne t’es jamais vu grand, célèbre, ou seulement époux, père, citoyen influent. Cette indifférence d’avenir, cette défiance complète, sont sans doute des signes. Tu ne dois pas vivre, puisque tu n’en es maintenant guère capable. Tiens-toi en ordre ; laisse les vivans vivre et résume tes idées, fais le testament de ta pensée et de ton cœur : c’est ce que tu peux faire de plus utile. » Qu’ils sont rares les jeunes gens de vingt-huit ans, doués comme l’était Amiel des plus riches dons, munis d’une si forte culture, qui donneraient ainsi d’avance et d’emblée leur démission de la vie, et combien il faut qu’il ait senti profondément en lui les causes de l’insuccès fatal qui devait le poursuivre à travers sa vie et ne cesser qu’au lendemain de sa mort !

Nous allons voir se développer devant nous, trait par trait, cette fatalité dont le mystère est dans certaines dispositions de son tempérament ou de son esprit. C’est avant tout un méditatif ; son atmosphère est celle des idées ; il s’y meut, il s’y joue à l’aise. Hors de cette atmosphère, il subit toutes les servitudes de la vie planétaire où il est condamné ; il sent le joug des choses extérieures, la tyrannie des forces physiques et chimiques, il dépend des besoins de son corps. Pour agir, il ne suffit plus de vouloir idéalement, il faut rompre la chaîne de la pesanteur, il faut faire agir ses muscles, dompter ou apaiser ses nerfs ; on dépend de ses organes plus ou moins dispos et en bon état. Agir n’est plus penser. Un matin qu’il s’est beaucoup préoccupé de cette question du rapport de la pensée à l’action, Amiel trouve à son réveil cette formule bizarre, à demi nocturne, qui lui sourit : l’action n’est que la pensée épaissie. Dès lors ce n’était plus son affaire. Il était bien résolu à ne donner que le minimum de sa vie à cette forme vulgaire de la pensée, devenue concrète, obscure, inconsciente. C’est le premier trait de cet idéalisme qui va faire le tourment de sa vie, l’exposant à tous les chocs des hommes et des choses, à tous les conflits les plus durs avec la réalité, à toutes les contradictions d’une nature marquée au signe des belles chimères et qui ne peut refaire le monde où elle vit. On l’a remarqué : l’idéal est la contradiction par excellence, puisque sa double condition est de tendre à se réaliser, sous peine d’être chimérique, et de cesser d’être dès qu’il se réalise.

De là chez Amiel l’horreur toujours croissante de la vie pratique et l’irrécusable défiance du bonheur. La vie théorique seule l’attire ; elle a seule assez d’élasticité et d’immensité pour le satisfaire ; seule aussi, elle admet des actes réparables, car ses actes sont des idées, et l’idée n’est jamais irréparable ; on peut la modifier, la