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compensait ce que sa sensibilité avait d’exagéré. Ses accès de spleen n’empêchaient pas qu’il n’eût un tour d’esprit joyeux. Peut-être même le fond de sa nature était plutôt l’enjouement que la mélancolie. Il resta jusqu’à la fin jeune, enfant même, s’amusant à des riens, et qui l’eût entendu rire alors de son bon rire de collégien n’aurait guère reconnu l’auteur de tant de pages douloureuses[1]. »

Il faut le suivre dans ces promenades du jeudi au Salève, avec quelque amis de choix. « Ces débauches platoniciennes » consistaient en une grande course à pied, terminée par un dîner, égayée par des conversations libres sur tous les sujets littéraires et philosophiques, questions grammaticales, discussions sur des rythmes et sur des rimes, ou bien encore la liberté en Dieu, l’essence du christianisme, les publications nouvelles en philosophie. Excellent exercice de dialectique et d’argumentation avec de solides champions. S’il n’apprenait rien, Amiel voyait se confirmer beaucoup de ses idées, s’étendre ou se rectifier ses points de vue ; il pénétrait toujours mieux dans les esprits de ses amis[2]. Eux, de leur côté, estimaient que c’était fête, quand il était de l’excursion du jeudi. Il jetait l’imprévu à travers les graves propos. Il animait tout le monde de son entrain. « Il faisait admirer la variété de ses connaissances, la précision de ses idées, les grâces de son esprit. Toujours, d’ailleurs, aimable, bienveillant, de ces natures sur lesquelles on s’appuie en toute sécurité. Il ne nous laissait qu’un regret, dit son compagnon d’autrefois : nous ne pouvions comprendre qu’un homme aussi admirablement doué ne produisît rien ou ne produisît que des riens. »

Il lui fallait le grand air de la montagne, les horizons du lac, les libres propos, tantôt savans et tantôt gais, pour l’exciter à produire au dehors les trésors secrets qu’il amassait et cachait non comme un avare, mais comme un timide. Quand il n’était pas dans les pleines effusions de l’amitié, il se resserrait sur lui-même et ne laissait pas soupçonner la fécondité interne, toujours jaillissante et comprimée. Il avait obtenu au concours, après son retour à Genève, une chaire d’esthétique à l’Académie, qu’il échangea en 1854 contre la chaire de philosophie. Ce ne fut pour lui qu’une occasion de déboires. D’une nature intérieure, et par conséquent aristocratique, les circonstances politiques où se trouvait alors Genève lui donnèrent l’apparence, bien contre son gré, d’avoir pris parti pour le nouveau gouvernement, qui l’appelait à un poste auquel son mérite l’avait désigné. Il eut l’air de s’être classé parmi les radicaux, dont

  1. Étude, p. LXIIV.
  2. Journal intime, p. 68.