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populaires, revenans, esprits des bois et des eaux. Ils ne vont pas à l’église pour plusieurs motifs ; d’abord et surtout par suite de leur raisonnement fondamental que cela est inutile, puisque les hommes n’en reviennent pas meilleurs ; parce qu’on y fait commerce des choses divines, qu’on y paie pour tout : vente de ceci et de cela, quête pour ceci et pour cela, pour tel monastère, pour tel saint ; est-ce que par hasard il meurt de faim, ce saint ? Enfin on y adore des idoles, les « images, » ce qui va directement contre le précepte de Dieu, et on y parle une langue inaccessible au peuple. « J’ai demandé une fois en sortant ce que le prêtre avait récité : personne ne put me répondre. » Du reste, les sutaïévites ne voient pas, comme les vieux croyans, un péché dans le fait de fréquenter l’église : c’est une action indifférente. Ils n’admettent pas les reliques, car l’évangile est muet sur ce chapitre ; ils ont supprimé le signe de croix comme toutes les autres observances. Enfin leur éloignement des cérémonies et du ministère ecclésiastique va jusqu’à leur faire enterrer les morts sans aucun rite, en n’importe quel lieu. Toute terre est sainte, toute terre est bénie par Dieu, aussi bien dans le jardin que dans le cimetière. Sutaïef se rendit d’ailleurs à l’observation de M. Prougavine, qu’il était dangereux d’ensevelir sous le plancher, comme on lui reprochait de l’avoir fait ; mais il y avait été contraint par la nécessité d’agir en secret.

Tout cela ne constitue pas assurément un corps de doctrine ; on s’étonnerait à bon droit de rencontrer chez ces paysans rien qui y ressemblât. La secte, qui en est encore à sa période d’élaboration, n’arrivera à fixer sa doctrine qu’en déviant du pur rationalisme d’où elle est née. Aujourd’hui, l’interprétation individuelle et sans restriction de l’évangile est sa seule loi. On entend parfois Sutaïef sermonner un paysan rencontré sur la route : « Pourquoi brûles-tu des cierges ? Explique, si tu peux, l’utilité de l’encens. Pourquoi toutes vos pratiques à l’église ? — Parce que nos pères ont fait ainsi ; il faut croire comme eux. — Alors, frère, si mon père tombe dans une fosse, je dois y tomber après lui ? » Et les moujiks devisent, continuant la vieille dispute insoluble du traditionnel et du rationaliste. Beaucoup de questions restent incertaines dans l’esprit de Sutaïef ; son pauvre cerveau inculte dépense un travail formidable pour les éclaircir. Il les rapporte toutes à l’évangile, s’aidant quelquefois en outre des écrits du bienheureux Tichon Zadonsky[1]. Il reconnaît une certaine autorité à ce docteur, probablement parce que c’est le seul livre théologique venu à sa connaissance en dehors de

  1. C’est le dernier en date des saints russes, un évêque de Vorouèje, mort à la fin du siècle dernier et canonisé dans le nôtre ; ses écrits édifians sont très répandus dans le peuple.