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des traces de force momentanée qui en rehaussent singulièrement l’effet.

Il semble que chaque écrivain, chaque artiste soit séparé de la région où brille son idéal par un fleuve qu’il faut franchir pour atteindre le but désiré. Le devoir n’est pas douteux ; il s’impose clairement aux vaillans et aux résolus. Il faut se jeter au péril des flots, les dompter, et ce n’est qu’après avoir rompu le courant contraire, que, brisé parfois, meurtri par la lutte, on se relève sur l’autre bord, mais vainqueur. Faut-il croire pourtant que tous ceux qui ne se jettent pas résolument, à travers le flot, à la conquête de la rive opposée perdent la substance de leur vie et tout leur temps en inutiles désirs et en vains regrets ? Ils ressemblent au paysan qui attend, assis sur la rive, que le fleuve ait cessé de couler :

… Expectat dum defluat amnis ; at ille
Labitur et labetur in omne volubilis œvum.


Beaucoup, sans doute, victimes de quelque impuissance secrète, restent ainsi immobiles, inertes, jetant un regard désespéré sur l’autre rive. Mais quelques-uns, parmi ces immobiles, ne le sont qu’en apparence ; ils travaillent, pensent, réfléchissent ; ils s’observent eux-mêmes, ils observent la réalité diverse et fuyante qui, comme le fleuve d’Horace, s’écoule et se renouvelle éternellement devant eux, et ce n’est pas là un spectacle monotone à ceux qui savent regarder. Ils notent avec une puissance de réflexion particulière les accidens de lumière qui se jouent à la surface du flot, les paysages qui s’y reflètent, l’intensité variée du courant ; ils s’intéressent aux efforts de ceux qui, plus hardis ou plus habiles, essaient de le franchir ; ils comptent les traversées heureuses et les résultats obtenus ; ils constatent les échecs de ceux qui n’ont pu atteindre le but et les raisons de ces échecs ; ils réfléchissent profondément sur ce qu’ils voient et ce qu’ils éprouvent eux-mêmes. Il se trouve que, sans avoir réalisé une de ces œuvres dont ils nourrissent l’éternel et amer regret, ils ont fait mieux sans s’en douter ; ils ont vu se dérouler devant eux, ils ont saisi dans ses aspects mobiles toute une vie intérieure dont l’image fidèle est bien une œuvre d’art aussi. — J’avoue l’attrait que je ressens pour ces existences d’analyse et de pensée intime, non dispersée au dehors, pour ces talens incomplets que l’on sent supérieurs à l’opinion qu’ils ont donnée d’eux-mêmes, qui ont fait, de leurs regrets ou de leurs remords d’artistes inachevés, de leurs découragemens, de leurs timidités, une œuvre d’un genre à part, égale en intérêt dramatique à toutes les autres. Natures d’élite, à