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bien précaires lorsqu’elles ne sont point soutenues par des relations morales. Le commerçant qui arrive dans un pays où tout lui est hostile, où personne ne connaît les Européens ni ne les comprend, a bien de la peine à s’y implanter et à y prospérer, mais s’il a été précédé par des hommes de courage et dévoûment, par des hommes dont l’influence a été d’autant plus facilement acceptée qu’elle ne s’exerçait pas en vue d’un intérêt matériel, il ne rencontre plus les mêmes obstacles, il ne voit plus se dresser devant lui les mêmes préjugés. Ce que je dis ici est si vrai que nos rivaux dans la conquête du monde ont toujours regardé les missions catholiques comme l’avant-garde de notre commerce, et c’est à ce titre qu’ils les ont toujours combattues. Je n’en citerai qu’un exemple récent et tout proche de nous. Il y a quelques mois, au plus fort de la crise tunisienne, des pères français établis à Ghadamès ont été massacrés à quelques pas de la ville par des Touaregs : or, l’enquête sur les causes et sur les auteurs du crime a démontré de la manière la plus évidente que c’étaient des négocians de Tripoli qui avaient armé le bras des assassins. Les pères français jouissaient à Ghadamès d’une grande popularité ; consacrant leur vie à soigner gratuitement les malades et à instruire les enfans, ils s’étaient fait sincèrement aimer des indigènes ; leur influence croissait de jour en jour. Il n’en a pas fallu davantage aux négocians de Tripoli, déjà mis en émoi par le projet du chemin de fer Transsaharien, pour se persuader que les pères de Ghadamès travaillaient à détourner la commerce du Soudan et à lui faire suivre, comme autrefois, la route de l’Algérie. Des centaines de lettres adressées aux journaux italiens et aux journaux anglais, des études plus sérieuses insérées dans de gros livres anglais[1], les signalaient avec indignation comme des agens commerciaux de la France déguisés sous des costumes de moines. Tripoli allait être dépouillée de sa richesse au profit de l’Algérie ! Pour éloigner ce malheur, certains négocians de Tripoli n’ont pas reculé devant le meurtre, et quand les malheureux pères sont tombés sous le fer des assassins, il s’est trouvé des journalistes pour écrire, comme ils l’avaient déjà fait après le massacre de la mission Flatters, que Tripoli pouvait dire à cette nouvelle : Mors tua vita mea !

Il faut tenir compte du jugement de ses ennemis, car souvent leur perspicacité est plus en éveil que la nôtre. Nier les services que les missions religieuses pourront nous rendre à l’avenir, c’est se mettre en contradiction avec tous les peuples qui nous disputent le

  1. Voir the hast Punic War, Tunis past and present, par M. Broadley, barrister at law ; tome Ier.