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la secte que par ouï-dire et lui prodiguent volontiers les accusations qu’une église établie ne ménage guère à une église naissante.

Le voyageur va visiter une des parties capitales dans la cause, le prêtre de la paroisse. Il nous en fait un portrait que je ne reproduirai pas, le voulant croire un peu poussé au noir. Ici, naturellement, Sutaïef ne trouve pas de grâce. Le pasteur sait fort peu de choses de ses ouailles égarées ; s’il y a des brebis galeuses dans le troupeau, à quoi bon se salir les mains pour étudier leurs maladies ? D’ailleurs les idées théologiques fort sommaires du pauvre homme ne lui permettraient pas cette étude. À tout hasard, il qualifie les dissidens de nihilistes ; il serait peut-être embarrassé de dire pourquoi, mais le mot est bon, pour le quart d’heure, il assomme l’accusé et le charge de tous les crimes, sans l’admettre à la réplique ; c’est comme chez nous, quand vous avez appelé votre adversaire clérical : cela suffit, on sous-entend toutes les noirceurs. Sutaïef, — retenons cet aveu, — était l’un des paysans les plus assidus, les plus exemplaires à l’église ; depuis six ans, il s’est perverti et a entraîné d’autres malheureux à sa suite ; cette peste a contaminé plusieurs villages, Chévélino, Oudaltzovo, Zapolié. Le « père » a renoncé à les visiter ; quand il y paraît avec la croix et les images, ces rustres l’appellent « collecteur d’impôts. » Pressé par lui de dire pourquoi il ne venait plus à l’église, Sutaïef a répondu : « Pourquoi irais-je ? j’ai mon église en moi. » Par exemple, on a reçu ce mécréant de la belle manière, quand il a voulu venir prêcher au chef-lieu de la paroisse, à Yakonovo. Comme il mangeait du porc un jour de grand carême, les paysans l’ont plongé dans la rivière. Ce fut une drôle d’histoire et dont on rit encore. Il n’y a pas de danger qu’il y revienne. — Et le prêtre, s’échauffant, continue sur ce ton le récit de ses différends avec le sectaire, de leurs controverses, ou, pour être plus exact, des raisons échangées entre eux, en donnant à ce mot certain sens peu théologique. Un point de vue domine naïvement toute sa pensée ; les novateurs sont damnables parce qu’ils ont amoindri sa paroisse ; ce sont moins des âmes qui manquent au compte du pasteur que des têtes à celui du dîmier ; on peut avoir sa façon de penser sur l’évangile, mais encore faut-il contribuer au casuel. Cette préoccupation du temporel s’allie, dans les rangs inférieurs du clergé russe et quelquefois plus haut, à une indifférence débonnaire pour l’erreur, tant que celle-ci s’astreint aux convenances mondaines et aux obligations pécuniaires. Elle a un excellent côté ; la large tolérance particulière à cette église pour la liberté individuelle de l’esprit. Ici le lecteur va peut-être faire un geste de mépris et traiter de simoniaque le pauvre prêtre de Yakonovo. Ce serait une grande injustice. Avant de condamner cet homme, entrez