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dans les milieux paysans, ces derniers temps, conviendront avec moi qu’il se produit actuellement, dans la masse populaire, une agitation sourde, confuse et contenue… Les campagnes attendent quelque chose… Et ce n’est pas cette attente passive, veule, inerte, qui peut tranquillement traîner durant de longues années, durant des siècles ; non, dans l’attente actuelle des campagnes respire un sentiment intense, passionné, palpitant de forces actives, longtemps comprimées. Les anciennes bases de la vie croulent, et il ne s’en trouve pas de nouvelles…

Nous ne savons ni ne pouvons dire à quoi aboutira cette agitation ; nous savons seulement qu’au moment actuel, l’agitation prend très fréquemment la forme de certains enseignemens, fondés d’habitude sur quelque thèse de l’Écriture sainte, qui parle de vérité, d’amour et de justice ; le peuple y trouve un point de comparaison pour la critique de l’organisation actuelle, des directions de la vie contemporaine.


Je ne me porte pas garant des assertions de l’écrivain moscovite, mais je dois dire que ce n’est point là une opinion isolée. Tous les observateurs sont d’accord pour constater le travail qui se fait dans le cerveau du paysan, sa crédulité tenace et l’impossibilité de le dissuader sur certains points qui lui tiennent au cœur. Au mois de mars de cette année, un grand journal de Saint-Pétersbourg qui n’a pas l’habitude d’inquiéter le pouvoir, le Nouveau Temps, résumait dans un curieux article les témoignages qui affluent de toute part sur cet état d’esprit. Ici les campagnards attendent la fin du monde ; rappelez-vous le moyen âge, et comment cette idée apocalyptique revient naturellement à certaines époques surmenées de misère et de tristesse. Là ils tiennent pour certain le rétablissement du servage, ou d’autres « bruits » de nature menaçante : on va donner à tous les ispravniks le grade de général et des pleins pouvoirs sur le pauvre monde ; on interdira les mariages avant l’âge de vingt-cinq ans, et sur ce, dans plusieurs localités, chacun s’empresse de marier ses fils à peine adultes. Une circulaire avait ordonné aux municipalités de surveiller les lettres adressées à leurs paysans pour qu’il ne s’y glissât pas de proclamations ou de fausses nouvelles ; elle reçoit une étrange interprétation ; le sénat villageois comprend qu’il doit surveiller les seigneurs suspects de conspirer contre le tsar, il arrête leurs correspondances à la poste, les décacheté et les lit en assemblée. Mais ce sont surtout les bruits relatifs à la « terre, » au « partage, » qui trouvent une créance obstinée. D’aucuns affirment, — et de bonne foi, — qu’ils ont lu eux-mêmes dans le Messager des campagnes l’annonce d’une « grâce au sujet de la terre. » Un publiciste, M. Engelhardt, raconte un fait significatif qui lui est arrivé. Un jour, un employé de la police rurale lui apporte du district un formulaire,