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on va augmenter l’impôt. — Et il écrit, il écrit, sans arrêter… — Le starchina[1] dit qu’il est venu pour l’affaire de la nouvelle foi. — Qu’est-ce qu’on sait ? Vois-tu, frère, il y a de ces individus qui voyagent en secret, qui s’informent ; personne ne comprend rien à leurs façons. — Oui, ils inspectent si les choses sont en ordre, ils regardent tout. — Et peut-être qu’il est envoyé tout droit par le tsar pour examiner comment sont les moujiks, s’ils ont besoin de quelque chose, s’ils ne pâtissent pas de quelque injustice, et le reste… »

Cette dernière hypothèse vint à l’esprit d’un grand nombre. La majorité se rendit à l’avis que le personnage mystérieux ne pouvait être qu’un envoyé du tsar. Ces imaginations étranges s’expliquent par l’attente vague, les espérances qui vivent et cheminent dans notre peuple. Dans beaucoup d’endroits, le peuple compte que le tsar enverra, — et certainement en secret, — des hommes de sa confiance pour s’informer du sort des paysans, de leurs souffrances et de leurs besoins, en un mot, pour « connaître toute la vérité. » Parfois les paysans font montre de ces espérances ouvertement. Un jour, en rentrant à Poviède, je vis un vieillard qui bêchait dans un champ près de la route quitter son travail et venir à ma rencontre. Nous échangeâmes le bonjour : « Je voudrais te dire deux mots, fit le moujik, s’arrêtant. — Qu’y a-t-il ? — Mais, voilà, c’est justement au sujet de ces affaires… — Quelles affaires ? » L’homme piétinait sur place. « Dis clairement ce que tu veux dire. » Alors le moujik, prenant son air le plus mystérieux et baissant la voix, murmura avec des mines significatives : « Est-ce que tu es envoyé par le nouveau tsar ou par l’ancien ? » J’essayai vainement de convaincre cet obstiné de son erreur et de l’éclairer sur ma vraie qualité.

Jamais peut-être il n’a couru dans le peuple autant de fables et de bruits de toute sorte. Dieu sait d’où ils sont nés et par quels canaux ils s’infiltrent dans les campagnes. Voici quelques échantillons de ce que j’ai entendu durant mon séjour dans le district de Poviède :

« Les gens disent qu’il n’y aura plus d’impôt des âmes. — Comment cela ? — Eh ! oui, il n’y en aura plus. Peut-on bien vraiment imposer l’âme ? Est-ce qu’elle n’est pas à Dieu ? — C’est bientôt dit ; il y a tant d’autres choses qui sont à Dieu ! Tout est à lui, et on perçoit les taxes de redevances, pourtant. — On les abolira aussi. — Qui donc les abolira ? — Tiens, qui ? l’autorité, tu penses bien. — Raconte toujours. Si tu me disais encore : le tsar les abolira, passe, ce serait dans l’ordre ; mais l’autorité… allons donc ! — Et si l’on ne fait plus payer l’âme, qu’est-ce qu’on fera payer ? — Le capital. — Le capital ! Hum, c’est bien pour ceux qui ont des capitaux, mais ceux qui n’en ont pas, qu’est-ce qu’on leur prendra ? — Ceux-là, on ne leur prendra rien. —

  1. L’ancien du village, sorte de maire élu parmi les paysans.