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insurmontable, c’est contre cette barrière qu’elle dirigera désormais ses efforts, et c’est un avantage de notre politique hésitante que l’antagonisme de Vienne et de Pétersbourg se soit accusé d’une manière durable. »

Après la conclusion de la paix, le plénipotentiaire de Prusse à la diète de Francfort se confirma dans ses pressentimens, dans ses opinions ; il vit clairement la ligne de conduite qu’il convenait de suivre, et, à la date du 26 avril et du 10 mai 1856, il adressait à M. de Manteuffel deux dépêches écrites de sa main et vraiment mémorables, où se révélait son étonnante perspicacité. Jamais souverain ne se trouva dans une meilleure situation et ne fut plus en passe d’arriver à tout que l’empereur Napoléon III après la guerre de Crimée. Il était l’objet de toutes les attentions, de toutes les courtoisies, de tous les empressemens ; l’Europe entière lui faisait sa cour, petites et grandes monarchies recherchaient son amitié, se promettaient son alliance. Il n’avait que l’embarras du choix, mais il semblait vouloir ajourner sa résolution, il se réservait. « Quoique le fruit ne fût pas encore mûr, tout le monde tendait déjà son bonnet pour l’y recevoir quand il se détacherait de la branche. » M. de Bismarck était convaincu que Napoléon III, encouragé par son succès, ne tarderait pas à remettre l’Europe en branle ; qu’à cet effet, ce trop heureux souverain s’occupait de choisir une question destinée à rester ouverte. Trois ans avant l’événement, il avait deviné que ce serait la question italienne, et il tâchait d’insinuer à son roi que, si jamais la guerre éclatait entre la France et l’Autriche, c’est avec la France qu’il conviendrait de lier partie.

Il avait affaire à des préjugés bien puissans, et ses effarouchantes propositions avaient peu de chance d’être accueillies. Frédéric-Guillaume IV considérait l’empereur des Français comme un usurpateur, comme le missionnaire couronné de la révolution. Il aurait craint, en s’abouchant avec lui, en mettant sa main dans cette main suspecte, de contracter une souillure, de rendre aux faux dieux un hommage adultère. Il se rappelait le mot de l’Écriture : « Malheur à celui qui se détourne de moi pour s’abandonner aux magiciens et aux devins et commettre avec eux le péché de fornication ! » Il y avait dans son entourage des gens qui, sans partager ses scrupules, se défiaient beaucoup du nouvel empereur ; ils le tenaient pour un profond politique avec qui il était difficile de conclure un marché dont on ne fût pas la dupe. Pendant son séjour à Francfort, M. de Bismarck avait jeté l’un après l’autre ses préjugés aux orties ; il lui en coûtait peu de faire un pacte avec les faux dieux. D’autre part, il avait acquis la certitude que Napoléon III ne pouvait déchaîner la révolution sur l’Europe sans s’exposer à de fâcheux accidens, qu’elle lui était plus redoutable qu’au roi de Prusse. Il jugeait que sa situation, la nécessité de procurer à la France des satisfactions d’amour-propre, le condamnaient à une politique agitante et agitée, eine unruhige Politik, et il ne voyait pas en lui