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comme si en la frappant il eût rompu le charme. Et n’est-ce pas sa vue qui a été cause de l’attaque qui a précédé de si peu la mort du docteur ? N’a-t-il pas, — impiété ! — détourné ses pensées du seul objet qui devait les absorber toutes ? ne lui a-t-il pas fait parfois, dans les derniers temps même, négliger son père ? Qu’est-ce donc que cette influence qu’il a sur elle, malgré sa volonté ? Encore quelque chose d’occulte, de redoutable, un magnétisme pire que celui qui autrefois la terrifiait et sous lequel, après tant de souffrances, elle s’est juré de ne jamais retomber. Non, elle ne subira pas un nouveau joug, elle veut vivre sa propre vie, elle ne pardonnera jamais à un homme de l’avoir amenée à oublier presque son deuil. Il faut pour cela qu’il exerce, lui aussi, un pouvoir surnaturel. La dernière scène dans le verger, quand Ford, ravi de son innocence, devine un amour éperdu à travers ses protestations énergiques presque désespérées de ne jamais lui appartenir, est un petit chef-d’œuvre de quaintness, pour employer un mot qui résume la grâce, la finesse et la bizarrerie mélangées, avec quelque chose de plus, un mot intraduisible qui s’applique mieux qu’aucun autre aux trembleurs et à tout ce qui les touche.

— Ma chérie ! s’écrie Ford, comprenez donc que je vous aime mille fois trop pour vouloir prendre votre amour malgré vous. Si vous pouvez supposer que je ne vous laisse pas libre, que j’abuse de quelque abominable maléfice, adieu !

Elle détournait lentement la tête sans le fuir, sans répéter adieu.

— Me chassez-vous ?

— Non !

Le sang battait dans ses veines :

— Et croyez-vous encore… ce que vous m’avez dit ?

— Je crois ce que vous dites, répondit-elle tout bas.

— Mais pourquoi me croyez-vous ? .. Est-ce que je vous y force ?

— Je ne sais… Oui, quelque chose me force…

— Et vous admettez toujours que ce quelque chose soit un charme, une magie ?

— Je ne sais, je ne puis dire…

— Mais, vous en avez peur ?

— Non.

Dans le regard suppliant qu’elle leva sur lui, leurs yeux se rencontrèrent ; il la saisit dans ses bras et, à cet instant, sœur Frances, qui les guettait de loin, jeta, tout effarée, son tablier par-dessus sa tête.

L’idée de placer des incidens romanesques dans un cadre austère tel que Mount-Lebanon, et d’assurer à un mariage la protection des célibataires les plus timorés qui existent est certainement