Page:Revue des Deux Mondes - 1883 - tome 55.djvu/649

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

vertu de la loi des contrastes, cet être essentiellement solide et positif s’est épris d’un intérêt très tendre pour la jeune voyante, au temps même où il paraissait armé contre elle d’intentions hostiles. Lorsque le docteur mourant manifeste son intention de laisser Égérie prendre à jamais l’habit des shakers, la seule pensée de voir tomber ces beaux cheveux blonds, et ce cou si blanc disparaître sous une guimpe, lui fait horreur.

— Il n’y a pas de vie heureuse ici-bas pour une femme, a dit Boynton ; la femme n’a d’autre bonheur que celui de souffrir pour ceux qu’elle aime, de se sacrifier à leur plaisir, à leur orgueil, à leur ambition. L’unique avantage que le monde lui accorde est de choisir son sacrifice. Les trembleurs le lui prescrivent, c’est vrai, mais ils donnent en échange et avec certitude le repos.

Heureusement, les shakers eux-mêmes sont plus clairvoyans que ce pauvre astrologue, toujours prêt, jusqu’à sa dernière heure, à se laisser choir dans un puits. Ils ont observé, non sans inquiétude, les promenades des deux jeunes gens, leurs causeries de plus en plus longues, et ceux d’entre eux qui ont vécu dans le monde ont tiré des conséquences assez naturelles de ce qui frappe leurs yeux. Supporter que l’on « fasse la cour » dans la communauté est impossible, ce serait d’un trop mauvais exemple pour la jeunesse trembleuse. Avec l’inflexible droiture qui, mêlée à une extrême prudence, caractérise la conduite des shakers, l’ancien Elihu, délégué par ses frères, provoque une explication avec Ford :

— Vous trouvez-vous satisfait parmi nous, ami ?

Et sur la réponse affirmative du jeune homme :

— Que pensez-vous jusqu’ici des trembleurs ? Dites franchement. La vérité peut être désagréable à nos oreilles, nous souhaitons cependant de l’entendre.

— Oh ! je ne pense rien qui puisse vous offenser. Pourquoi n’offririez-vous pas aux protestans la ressource enviable que leurs couvens réservent aux catholiques ? Le monde renferme assez d’âmes lassées pour peupler plus de dix mille villages tels que les vôtres.

— La lassitude, le découragement ne nous suffisent point, dit Elihu ; nous réclamons ici d’autres mérites, et notre système en revanche n’offre pas grand attrait. Les gens ne sont pas si pressés d’atteindre à la vie des anges qu’ils veuillent la commencer sur terre.

Ford sourit : — Vous donnez un foyer aux déshérités, vous détournez d’eux tout souci matériel.

— Soit, mais nous exigeons de grands sacrifices, réplique gravement l’ancien. Nous séparons les époux, nous ordonnons à la jeunesse de renoncer à ses rêves, nous disons au jeune homme : —