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contradiction choquante avec le sentiment que le poète veut exprimer ou l’effet qu’il veut produire, détonnent de sa langue naturellement pompeuse, que Corneille n’a pas atteint la perfection classique de la langue et de l’art d’écrire en vers. Il est donc romantique en tant qu’il n’est pas classique, et non pas, comme voudrait M. Deschanel, classique en tant qu’il avait été romantique. Faut-il aller plus loin? On le pourrait. Je serais tenté de dire, en effet, que Corneille est classique pour ses qualités, et romantique pour ses défauts. L’exemple que M. Deschanel a choisi dans Molière est le meilleur que j’eusse voulu pour confirmer le paradoxe.

« Avouons tout d’abord, nous dit-il lui-même, que le Don Juan de Molière, quoique très remarquable à beaucoup d’égards, surtout au point de vue du sujet qui nous occupe, est, pour dire le mot, un peu bâclé, pas très bien fondu, mêlé d’élémens disparates,.. au reste extrêmement romantique. » Nous sommes entièrement sur ce point de l’avis de M. Deschanel. Ce ne sont pas seulement les trois unités que Molière a violées dans Don Juan; mais l’unité de caractère et de type du principal personnage y est étrangement défigurée. Nul n’ignore au surplus que la pièce est de circonstance, admirable en certains endroits où la main de Molière se retrouve, mais écrite à la diable et pour exploiter, au plus grand profit de la caisse du théâtre, un sujet dont le public s’était si vivement épris qu’entre 1659 et 1667, sans parler de celui que jouaient les Italiens, nous ne comptons pas moins de quatre Festin de Pierre. Ai-je besoin de dire que les unités sont violées dans les trois autres avec la même licence que dans celui de Molière? Mais s’il suffisait d’afficher un Festin de Pierre pour attirer la foule, on se demande où était « l’innovation » de Molière. On ne se demande pas moins où était son « romantisme, » si dans les trois ou quatre autres pièces, changemens de décors, diversité d’épisodes et machines se retrouvent également. Par où nous nous trouvons réduit à cette conclusion que ce qu’il y a de plus « romantique » dans le Don Juan de Molière, c’en est le décousu, c’en sont les disparates, c’en est le manque absolu d’unité, toutes choses éminemment romantiques, je l’avoue, mais assurément peu classiques. Le romantisme de Molière, dans son Don Juan, consiste en ce que Don Juan est prodigieusement inférieur aux chefs-d’œuvre classiques du maître.

Est-ce bien assez pour en prendre le droit d’inscrire Corneille ou Molière parmi les précurseurs du romantisme? Si non, la discussion est close et la cause est entendue. Mais si oui, il faut alors s’imposer à soi-même une définition du romantisme qui, bien loin de s’accorder en aucun point avec la définition du classicisme, va