Page:Revue des Deux Mondes - 1883 - tome 55.djvu/431

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

comme s’il était difficile de citer des œuvres absolument médiocres qui fussent parties de la main d’un homme d’infiniment d’esprit. La valeur de l’homme est cependant une chose, la valeur de l’œuvre en est une autre. Il peut y avoir convenance et ressemblance entière entre l’homme et son œuvre; il peut, au contraire, y avoir dissemblance et contradiction. L’œuvre donc peut être classique, et ainsi, à de certains égards, supérieure à celle que nous n’honorons pas du même nom, mais l’homme bien inférieur (j’entends comme originalité d’intelligence) à celui dont l’œuvre ne sera jamais classique. Il est arrivé dans l’histoire de notre littérature que l’époque classique fût celle en même temps de quelques-uns des plus grands hommes que nous puissions nommer. Mais il pouvait en être autrement. Et, de fait, il en est autrement dans l’histoire de la littérature anglaise, où des poètes vraiment classiques, dont le plus illustre est Pope, sont inférieurs de tout point, et sauf le bénéfice du temps où ils vécurent, à tel qui les précéda, comme Dryden peut-être, comme Milton, comme Shakspeare, ou qui les suivit, comme Wordsworth, comme Byron, comme Shelley.

Rien de plus difficile à comprendre, ni qui gêne davantage l’historien de la littérature s’il enveloppe sous le nom de classique l’idée d’une supériorité personnelle de l’artiste ou de l’écrivain. Quoi de plus simple, au contraire, si vraiment, comme nous avons essayé de le montrer, quiconque est classique l’est en quelque façon malgré soi, comme on voit tant de gens, qui, grâce à Dieu, se portent bien sans en prendre d’autre soin eux-mêmes que de se laisser vivre? C’est le mot célèbre de Courier : « La moindre femmelette de ce temps-là (qui est le siècle de Louis XIV) vaut mieux pour le langage que les Jean-Jacques et les Diderot. » Mais, incontestablement, ni dans la pensée de Courier, ni dans celle de personne au monde, le mot n’a jamais signifié que les Mémoires de Mme de Lafayette, ou les Souvenirs de Mme de Caylus, fussent un événement plus considérable dans l’histoire de l’esprit humain que le Contrat social, par exemple, ou que cette volumineuse, et d’ailleurs parfaitement illisible Encyclopédie. Seulement, la moindre femmelette de ce temps-là était de son temps, et ce temps-là était le temps de la perfection de la langue nationale. Quand Jean-Jacques et Diderot sont venus, il était passé, et comme il était passé, ni leur pouvoir, ni celui même d’un plus grand qu’eux n’eût réussi à le ressusciter. Là est le point capital, et là l’élément essentiel de la définition d’un classique. Les classiques sont des écrivains qui vivent dans un temps donné. Ce temps, dans l’histoire de toutes les littératures comme de tous les arts, est donné par la rencontre des conditions générales que nous avons tâché de déterminer. Ces conditions enfin sont elles-mêmes données par l’histoire générale. Quand ces conditions ne sont pas