Page:Revue des Deux Mondes - 1883 - tome 55.djvu/428

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’appellent enfin, d’un nom plus expressif encore : die Période der Originalgenies. Ils l’étendent ordinairement de Wieland et d’Herder jusqu’à Novalis et les deux Schlegel.

En France, et quoi qu’en aient ceux que ce grand souvenir importune, c’est le siècle de Louis XIV. Les quarante ou cinquante années dans l’intervalle desquelles se pressent l’œuvre de La Fontaine, de Molière, de Racine, de Boileau d’une part, et, de l’autre, de La Rochefoucauld, de Mme de Se vigne, de Pascal, da Bossuet sont comme le midi d’une grande journée dont l’œuvre de Montaigne et celle de Rabelais auraient signalé l’aurore et dont le déclin verra paraître encore l’œuvre de Diderot et celle de Rousseau. Personne, je pense, ne contestera que la langue de l’auteur des Essais ou de l’auteur de Gargantua ne soit fort éloignée de la langue dont les Maximes et les Provinciales ont fixé le modèle. On ne niera pas davantage que la familiarité de Mme de Sévigné soit aussi distante de l’inconvenance ordinaire de Diderot que l’éloquence naturelle de Bossuet est distante de l’emphase étudiée de Rousseau. Mais ce que je veux ajouter, c’est que, comme en comparaison de Pascal et de La Rochefoucauld, Montaigne est tout latin encore et Rabelais quasi tout grec, de même le traducteur de Stanyan et de Shaftesbury est tout anglais déjà, et l’auteur de la Nouvelle Héloïse et de l’Emile déjà tout allemand, en comparaison de Bossuet et de Mme de Sévigné. Qui nommera-t-on bien, au contraire, de plus foncièrement français que Racine, si ce n’est La Fontaine, et qui même de plus parisien que Molière, si ce n’est peut-être Boileau? Là est le fondement de leur popularité, de la religion, comme on l’a dit, que nous aurons toujours pour eux : ils sont Français, et quelques-uns même Gaulois; images fidèles de la race, clairs, simples et précis comme elle, plus estimés, en somme, qu’aimés, que sentis, que compris des étrangers. Exemples admirables, après cela, pour prouver ce que nous avancions tout à l’heure, que le temps de la perfection d’une langue a pour mesure la durée même de son indépendance des langues étrangères.

Ainsi, la seconde condition double en quelque manière et renforce la première. Si la valeur classique d’une œuvre dépend, pour une part, du degré d’avancement et de perfection des langues, elle dépend, pour une autre, de la fidélité avec laquelle les œuvres traduisent l’esprit national. Or, nous l’avons dit et il serait facile de le prouver, c’est justement lorsqu’elles traduisent ce qu’il y a de plus intime à l’esprit national que les langues atteignent leur point de perfection. Il ne suffit donc pas pour devenir classique d’être ne dans le temps de la perfection d’une langue; il faut encore s’être montré digne de son bonheur, et, par exemple, n’avoir pas employé la langue française du XVIIe siècle à l’imitation de la grandiloquence