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autres qu’il faut les y chercher pour les découvrir et leur faire leur part. De même, si l’on a pu dire que Regnard était plus gai que Molière, c’est qu’en fait il est plus constamment gai, n’étant d’ailleurs jamais ému, jamais profond, jamais enfin philosophe. D’où cette conséquence : que ce qui constitue proprement un classique, c’est l’équilibre en lui de toutes les facultés qui concourent à la perfection de l’œuvre d’art, une santé de l’intelligence, comme la santé du corps est l’équilibre des forces qui résistent à la mort. Un classique est classique parce que dans son œuvre toutes les facultés trouvent chacune son légitime emploi, — sans que l’imagination y prenne le pas sur la raison, sans que la logique y alourdisse l’essor de l’imagination, sans que le sentiment y empiète sur les droits du bon sens, sans que le bon sens y refroidisse la chaleur du sentiment, sans que le fond s’y laisse entrevoir dépouillé de ce qu’il doit emprunter d’autorité persuasive au charme de la forme, et sans que jamais enfin la forme y usurpe un intérêt qui ne doit s’attacher qu’au fond.

Cet équilibre, ou plutôt cette pondération de toutes les facultés sont-ils plus rares, dans l’histoire de l’art, ou plus communs, au contraire, que la prédominance marquée d’une faculté sur toutes les autres, du pouvoir d’imaginer, par exemple, sur le pouvoir d’abstraire, ou de la capacité de sentir sur la capacité de raisonner? Je le croirais volontiers pour ma part; mais c’est une question que je ne veux pas aborder. Aussi bien, de quelque façon qu’on en décide, la décision ne change-t-elle rien à l’état du problème. La définition du classique reste la même. Ce qu’il importe surtout de constater, c’est que cette santé de l’esprit, en cela toujours comparable à la santé du corps, ne dépend guère moins des circonstances que de la constitution propre du sujet. Il ne suffit pas d’apporter en naissant les aptitudes qui font le classique ; il faut encore que ces aptitudes soient sollicitées au développement par la faveur d’une rencontre heureuse. Nous pouvons nous proposer de déterminer au moins quelques-unes des conditions qui règlent la rencontre, et d’en éliminer ainsi ce qu’elle semble d’abord avoir de purement fortuit.


III.

Il est évident qu’il faut en premier lieu que la langue ait atteint son point de perfection, ou de maturité. La comparaison, comme on se le rappelle, est de La Bruyère. Ce qu’elle offrait déjà de vraisemblance, il y a deux cents ans, s’est accru, dans notre temps, de tout ce que l’on a fait valoir d’excellentes raisons pour assimiler les langues à des organismes. Car, ou ce mot d’organisme ne veut