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vous flatter de jamais atteindre cette simplicité, cette aisance, cette justesse, le pis qui vous puisse arriver est d’y gagner le goût de la justesse, de l’aisance et de la simplicité. Mais, au contraire, quiconque se proposera Saint-Simon pour modèle, et, comme dit M. Deschanel « cette phrase parfois inextricable, à plusieurs têtes, à plusieurs queues, enchevêtrée, mais roulant toujours, poussée, entraînée par le flot de la passion inépuisable et de la colère rentrée, » celui-là n’y pourra contracter que les pires habitudes de style, et des façons même de penser aussi forcenées que celles du noble duc jusque dans les choses les plus indifférentes. Est-ce à dire que l’agile et correct crayon de Voltaire soit supérieur au fougueux pinceau de Saint-Simon, ou les brillans tableaux du Siècle de Louis XIV à ce que M. Deschanel appelle les « grandes fresques » des Mémoires? En aucune manière. S’il ne suffit pas pour être compté parmi les classiques d’avoir possédé telle ou telle qualité en un degré éminent, il y a cette compensation qu’on peut être classique et cependant n’avoir pas eu dans ie même degré la même qualité. Ne craignons pas d’appuyer; car là, et non ailleurs, est le principe du dissentiment. De Salluste et de Tacite, il n’y a pas de doute que le classique soit Salluste, mais il n’y a pas de doute non plus que Tacite soit le plus grand.

Ce qui est délicat, c’est de déterminer avec une suffisante exactitude s’il y a des qualités particulières qui rendent un artiste vraiment digne de servir de modèle. On l’a dit, et, quand on le répète, on ajoute, plus ou moins explicitement, que ce seraient surtout des qualités d’ordre, de clarté, de mesure, de discrétion, de goût,.. tranchons le mot: des qualités moyennes. Or, sans doute, à l’entendre ainsi, je vois bien que Racine serait plus classique que Corneille, ce qu’à la rigueur ou pourrait admettre; seulement, je vois aussi que Regnard serait plus classique que Molière, ce qui donne à réfléchir sérieusement ; Massillon plus classique que Bossuet, ce que l’on sent quelque résistance à croire; et l’honnête Nicole enfin plus classique que Pascal ce qui achève de ruiner la définition. Mais, si là-dessus nous remarquons que ce qui fait l’immortelle jeunesse des Provinciales, c’en est la variété de ton, comme ce qui fait l’inaltérable beauté des Oraisons funèbres elles-mêmes de Bossuet, c’en est la familiarité dans la plus haute éloquence, nous voyons déjà poindre une autre idée du classique. On commence alors à soupçonner que les qualités qui nous paraissaient tout à l’heure moyennes ne nous paraissaient effectivement telles qu’en raison de leur équilibre même, et de l’harmonie de leurs proportions. S’il a pu sembler à quelques-uns que Massillon était, selon le mot consacré, plus touchant que Bossuet, c’est qu’en fait, parmi toutes les facultés qui constituent l’orateur, la sensibilité, chez Massillon, domine tellement toutes les