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précaire et toute amélioration impossible. Malheureusement, tout est à faire dans cette voie et l’arrivée des Autrichiens, au lieu de calmer les passions, a encore exaspéré la haine qui sépare les chrétiens et les musulmans des deux provinces.

Le dieu Hasard, patron des voyageurs, me fournit un jour l’occasion de prendre pour ainsi dire sur le fait les sentimens réciproques des begs et des colons bosniaques.

J’étais installé dans un café turc situé sur la grande place de Zienitsa. Suivant mon habitude presque quotidienne, j’étais allé dans ce forum enfumé des musulmans, — où, sans les carreaux cassés qui ne manquent jamais, on étoufferait littéralement, — dans l’espoir de recueillir quelque renseignement ou de saisir sur le vif quelque scène de mœurs. Une dizaine de musulmans, jeunes ou vieux, étaient assis ou plutôt accroupis sur le banc de bois d’un demi-pied de haut qui, en guise de divan, régnait tout autour de la salle ; dans un coin, le grand bahoura, ou poêle bosniaque en forme de pyramide arrondie, recouvert de plâtre et orné de ses ronds de poterie vernissée, rouges ou verts ; entre les bancs, deux grands braseros. Pendant que tout ce monde fume, se gratte le des avec son chibouck sans se préoccuper du qu’en dira-t-on, se mouche sans sourciller avec les doigts, et surtout boit sans cesse les petites tasses de café servies par un jeune garçon, un fumeur, juché sur un grand fauteuil en X, forme Renaissance, abandonne sa tête au cafetier, qui cumule en même temps, comme c’est l’usage, les importantes fonctions de barbier, et rase tous ses clients à tour de rôle. A chaque tasse de café servie, le garçon fait avec un morceau de craie une raie blanche sur une des poutres du plafond, noir de suie comme tous les plafonds de Bosnie ; chaque client a son morceau de poutre, et ce système primitif de comptabilité, que j’ai constaté chez beaucoup de cafetiers bosniaques, est, je crois, le seul en usage chez ces industriels.

J’étais là depuis une heure, ne trouvant rien à noter et interrogeant vainement ces hommes à l’intelligence si bornée sous une apparence de dignité qui leur est, du reste, tout à fait naturelle, et que leur ont donnée de longs siècles de violente domination et l’habitude du commandement, — lorsque tout à coup un individu vêtu comme un paysan entra dans le café, et après le dobardan (bonjour) d’usage, s’accroupit à côté de moi.

Pendant qu’il s’installait et demandait une tasse de café, je vis que sa présence jetait un froid et je compris que c’était un chrétien; nous étions au dimanche. Je fus étonné, car je croyais que les chrétiens ne mettaient jamais le pied dans un café turc. L’explication ne se fit pas longtemps attendre.