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Quoi qu’il en soit, le musulman de Bosnie ou d’Herzégovine n’a certainement pas encore renoncé, au fond, à l’idée de s’accommoder du nouveau régime et de vivre en bonne intelligence avec ses nouveaux maîtres. Ce qui le prouve, c’est son attitude vis-à-vis de l’armée d’occupation. Le beg ou l’agha n’a pour le simple soldat que de l’indifférence boudeuse ou hautaine, mais il subit, malgré lui, l’ascendant de l’officier ou de l’employé austro-hongrois, son égal au moins pour l’éducation et la position sociale, et son supérieur de beaucoup pour la culture intellectuelle. Le Turc d’ailleurs, avec sa finesse d’homme relativement bien élevé, sait que, s’il a les chefs pour lui, il n’a rien à craindre des inférieurs. Il fait donc, autant que son caractère le comporte, la cour aux officiers, vis-à-vis desquels il se montre souvent presque obséquieux, malgré sa morgue ordinaire.

Aussi les officiers et fonctionnaires autrichiens sont-ils assez disposés à voir toutes choses, en Bosnie et en Herzégovine, d’une manière bienveillante pour les musulmans, d’autant plus qu’aucun Bosniaque ou Herzégovinien mahométan ne veut qu’on lui dise qu’il est Osmanli; c’est une injure à lui faire : il est Bosniaque, il est Herzégovinien, dit-il, et pas autre chose; au fond, il sait qu’il est Slave et non Tartare. Il y a là un particularisme absolument comparable au sentiment des Corses vis-à-vis des Français du continent, avec cette différence que la légende napoléonienne, la communauté de religion et la fraternité d’armes ont créé entre les continentaux et les Corses insulaires un véritable lien national.

Une autre raison encore dispose bien les autorités autrichiennes envers leurs nouveaux sujets musulmans, c’est que Serajewo, capitale et siège du gouvernement, est en même temps le chef-lieu d’un district où prédomine la population mahométane, par suite de l’origine même de cette ville et de la tendance naturelle qu’a eue, à toutes les époques, cette population à se grouper autour du pouvoir central ; il en résulte nécessairement des frottemens plus nombreux entre vainqueurs et vaincus, et les fonctionnaires austro-hongrois que leur éducation rapproche plus des begs et des aghas que des raïas chrétiens et qui, de plus, reçoivent leur mot d’ordre de Serajewo, sont en général favorablement disposés pour les musulmans.

Est-ce à dire que l’apaisement se fera facilement entre les anciens et les nouveaux maîtres du pays? Je suis loin de le penser, et, dans tous les cas, la possibilité de cet apaisement est subordonnée au règlement de la question agraire, qui est la grande difficulté intérieure en Bosnie et en Herzégovine. Mahométans et chrétiens ne pourront marcher ensemble pacifiquement et loyalement sous le sceptre de la maison de Habsbourg que lorsqu’ils auront supprimé entre eux cette cause d’antagonisme séculaire qui rend tout progrès