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travailler aux demeures des païens ; je vais donc rester ici. — Je te dénoncerai à la reine, reprit le Turc, et je lui dirai que tu es ici. »

«Alors Novak, avec son crampon, tua le Turc, prit son cheval et se fit bandit, — le premier bandit de la Romanya-Csernagora ; bientôt son frère, nommé Gronica, le rejoignit, puis un autre fugitif, puis deux, puis vingt, puis cent ; et depuis ce temps, il y eut toujours des bandits sur cette montagne. Bientôt ils devinrent les protecteurs de tous les chrétiens des vallées avoisinantes. Quand un beg maltraitait un raïa, le raïa se plaignait aux braves bandits, et le beg était puni ; et c’est ainsi que les compagnons du pauvre Novak et ses successeurs devinrent les grands justiciers de la contrée. »

Telle fut l’histoire que nous dit Müharem.

Sous sa forme naïve, la légende des bandits de la Romanya-Planina, que l’on croit remonter au XVe siècle, peint bien ce qui a dû se passer souvent dans ces montagnes entre les victimes et les tyrans. En effet, chez tous les peuples opprimés, le banditisme, c’est-à-dire la révolte individuelle contre l’état de choses existant, fut considéré comme une profession noble et patriotique ; et celui qui s’exerçait en grand sur les montagnes, entre Visegrad et Serajewo, préoccupa les Turcs pendant tout le temps de leur domination. Il y a une douzaine d’années à peine qu’à la suite du massacre d’un poste et de l’enlèvement de 10,000 ducats par les out-laws de la Romanya-Planina, une véritable bataille eut lieu entre les Turcs et les successeurs de Novak. Aujourd’hui, tout cela n’est plus qu’un thème à récits, le soir, à la veillée, et l’ordre le plus parfait règne dans la contrée, sous les drapeaux de Franz-Joseph ; mais le feu qui couve n’est pas éteint ; et si le populaire avait à se plaindre de l’administration austro-hongroise, il est probable que l’on verrait les mêmes causes produire les mêmes effets et de nouveaux partisans « prendre la montagne[1]. »

… Du han de Ljubogosco nous sommes repartis à travers bois pour rejoindre une autre route, en grimpant des sentiers de chèvres, qu’il ne faut regarder ni avant ni après y avoir passé, mais où l’on passe quand même ; nous avons dû descendre de cheval vingt fois pour franchir des barrières rustiques ou des fossés profonds ; et enfin, nous sommes arrivés à Mokro. C’est par ce point que passe la route stratégique des Austro-Hongrois, qui va d’un côté vers Rogatica, de l’autre vers Vlasenica. De Ljubogosco, un autre chemin se dirige sur Praca, Gorazda et Foca (12,000 habitans), Yisegrad (1,200 habitans) et Cainica. Novi-Bazar est à trois étapes plus loin (environ vingt-quatre heures de marche effective, ou trois journées). Des trois

  1. Lorsque j’écrivais ces lignes, en 1879, j’étais loin de penser que moins de trois ans après, les événemens justifieraient ces craintes.