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mais quand il sort pour aller à la ville, il met sur tout cela son fez rouge de cérémonie, et je vous assure qu’il a très bon air là-dessous avec son teint bronzé et ses longues moustaches blondes, car Muharem est chrétien, cela va sans dire. Sur sa chemise de dessous, qui laisse ses bras nus à partir des coudes, il porte une veste rouge à broderies noires et à double rangée de boutons, serrée à la taille par une énorme ceinture rouge faisant plusieurs fois le tour du corps et sous laquelle apparaît de nouveau la chemise, qui tombe à mi-cuisse, dissimulant l’attache du caleçon de toile blanche, qui couvre les jambes jusqu’à la moitié du mollet. Le bas des jambes et les pieds sont nus; des sandales de cuir jaune protègent seulement la pointe des pieds, et ainsi accoutré, allant nous chercher dans un vase de terre à forme archaïque et originale de l’eau au ruisselet qui passe au pied de sa maison, Muharem Kurtevitch est un beau gars et a meilleure mine que nos dandys du boulevard.

Nous l’interrogeons longuement sur le pays qui entoure son han. Il nous montre de loin l’emplacement où se trouvait un vieux château slave (starigrad), presque inabordable aujourd’hui et qui ne présente plus du reste que quelques ruines informes. D’un côté, le han est dominé par la Romanya; de l’autre, par la Jahorina Planina, dont les sommets sont encore couverts de neige. A propos de la première de ces montagnes, Muharem nous propose de nous dire une légende ; nous lui offrons avec empressement une tasse de son café et il nous raconte ce qui suit :

« Il y avait autrefois à Visegrad une reine païenne qui, ayant toujours besoin d’argent et voulant faire bâtir un palais, mit un impôt énorme sur ses sujets, en céréales et en or, plus une corvée. En pauvre chrétien, appelé Novak[1], eut honte de travailler au palais de la reine; il dit : « Je veux bien donner l’impôt en céréales et ce que je pourrai de l’or qu’on me demande, mais je ne ferai pas de corvée pour des païens. » La reine lui fit dire : « Si d’ici à huit jours tu n’es pas venu faire toi-même ta corvée et m’apporter en même temps la somme à laquelle tu es imposé, je te ferai mourir. » L’homme eut peur; il retourna à sa maison et chercha à ramasser l’argent demandé, mais il n’y parvint pas. Alors il alla errer sur les pentes de la Romanya Planina; et comme les huit jours étaient expirés, il se dit : « Puisque je ne puis trouver d’argent et que je ne veux pas travailler au palais de la reine, je vais rester ici. » Or il avait pour toute arme un crampon. Alors vint à passer un riche Turc à cheval: « Que fais-tu ici? dit le Turc. — Je ne puis plus retourner à la cabane, répondit Novak, la reine m’a demandé plus d’argent que je n’en puis trouver, et je ne veux pas

  1. Ce nom équivaut à peu près au Neumann allemand.