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lieu de l’assassiner après l’avoir « lorgné comme une maîtresse » pendant trois semaines? Ce furibond fait patienter sa colère, ce violent sait attendre l’heure, ce fier-à-bras est un coupe-jarrets.

Une grande amertume perce dans certaines pages des Mémoires de Cellini et dans ses dernières lettres. Cet homme était injuste envers la destinée. S’il ne l’eût gâtée par les écarts de son intraitable caractère, la vie eût été pour lui un conte de fée. Dès ses vingt ans, il fut partout accueilli avec bienveillance. Tout lui sourit. Pas une heure son talent ne fut méconnu. Il eut la renommée et la fortune. Les papes, les empereurs, les rois, les chefs de république se disputèrent ses œuvres et en usèrent avec ce prince de l’art comme avec un égal. Mais ses exigences, ses caprices, ses rodomontades, ses aventures tragiques, ses emportemens finirent par lui aliéner tous ses protecteurs. Ils se lassèrent de ce personnage qui entrait au Vatican et au Louvre comme un sanglier et qui traitait Rome et Paris en villes conquises. Était-ce à lui de s’étonner de ses disgrâces? A la vérité, il subit à Rome un emprisonnement immérité; il avait toutefois deux assassinats sur la conscience. Cosme fut injuste pour le sculpteur du Persée et le laissa mourir dans l’abandon et la gêne. Mais pourquoi Cellini avait-il quitté la cour de France? A Paris, il avait un palais et mille écus d’or de pension, et François Ier n’eût pas tardé à lui donner le revenu d’une abbaye comme au Primatice ou le bénéfice d’un canonicat comme au Rosso. Sans doute, Cellini eut des envieux et des ennemis. Pouvait-il en être autrement? Sa superbe n’était pas faite pour désarmer l’envie que provoquaient ses succès, ses propos blessans, et ses allures de matamore ne devaient point lui attirer l’amitié des artistes et des courtisans. Aujourd’hui trois siècles ont passé ; nous n’avons pas à souffrir des incartades du maître orfèvre, ni à craindre ses brutalités. Il n’en faut pas moins reconnaître que, pour les gens qui avaient affaire avec lui, Benvenuto était le diable en personne.


II.

« Tout homme qui a fait quelque œuvre de mérite devrait écrire sa vie. » Il faut ajouter à ces paroles de Cellini : à la condition que cette vie vaille qu’on la raconte. Jean Boulogne, qui certes « a fait des œuvres de mérite, » n’a pas eu la pensée d’écrire ses mémoires. Et qu’y eût-il dit? Son existence ne fut qu’une longue journée de travail. Ce sont ses œuvres qui racontent sa vie. Ses œuvres emplissent une ville, sa vie tiendrait dans une colonne de dictionnaire.

Jean Boulogne naquit dans les Flandres, à Douai, vers 152’. Il