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toujours très restreintes, ne sont pas moins, au même titre les uns que les autres, notre moi lui-même. « L’enfant, dit avec raison M. Bertrand, ne fait pas ces distinctions subtiles et ne sépare pas son moi de son corps. On ne le ferait pas rire, mais on l’étonnerait fort en lui demandant si, quand il dit je ou moi, il entend parler d’un être séparé de son corps. » L’homme fait, s’il ne s’est pas nourri d’une certaine métaphysique, manifesterait le même étonnement.

La seule objection spécieuse qu’on puisse faire à la conscience du corps est la difficulté de la concilier avec le caractère d’unité qui semble inhérent à toute conscience et qui est la forme essentielle du moi. Nous ne voudrions recourir, pour lever cette difficulté, à aucune hypothèse métaphysique. Nous ne rechercherions ni si l’âme est le principe de la vie du corps, comme le croit M. Bouillier, ni si le corps est composé d’âmes, de petites unités conscientes, comme l’affirme M. Bertrand; nous n’alléguerions que notre ignorance de la nature propre et intrinsèque de toute substance, soit matérielle, soit spirituelle[1]. Nous croyons, dans l’intérêt nécessaire de la morale, que notre personne est une substance spirituelle, une âme et non un corps, en ce sens que la vie du corps ne contient pas sa destinée tout entière ; mais nous ne savons ce qu’est en soi ni le corps ni l’âme. C’est par une hypothèse invérifiable qu’on définit le corps une substance composée ; on peut tout aussi bien le définir, comme l’âme elle-même, une substance simple se manifestant par une diversité infinie de phénomènes. Qu’est-ce que l’étendue et qu’est-ce que le moi dans la seule connaissance positive et certaine que nous puissions en avoir? L’étendue n’est qu’un phénomène ou un groupe de phénomènes perçus par les sens. Quand on veut pénétrer sa nature, on n’y trouve, avec Leibniz et plusieurs psychologues contemporains, que l’ordre dans lequel nous nous représentons certains faits simultanés, ou bien, avec M. Magy, qu’une réaction du moi contre les impressions dont il subit l’effet dans ses diverses sensations. Nous ne voulons pas prendre parti entre ces théories. Nous ne retiendrons que ce qui leur est commun, à savoir que l’étendue est perçue du dedans avant d’être perçue du dehors,

  1. On tend aujourd’hui, parmi les physiologistes et même parmi les psychologues, à considérer tout corps vivant comme une collection ou une association d’individu» distincts. Cette hypothèse ne saurait exclure, au moins chez l’homme et chez les animaux supérieurs, un principe unique de vie, attesté par la cénesthésie. Ce principe unique est-il une simple résultante, le consensus soit de forces inconscientes, soit, suivant la thèse de M. Bertrand, de forces conscientes? Se réalise-t-il dans un élément supérieur, étroitement uni à l’âme, ou se confond-il avec l’âme elle-même? Ces diverses solutions ont été soutenues et elles peuvent se soutenir. Nous ne nous prononçons pas entre elles, non plus que sur l’hypothèse qui leur sert de base. Un seul point importe et il est hors de discussion : c’est l’unité de la personne, sous son doubla aspect, physique et moral, dans la conscience qu’elle a d’elle-même.