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nous pouvons acquérir par le dedans, par l’observation intérieure, comme celle de l’âme elle-même; car, sans cette conscience de notre corps, rien ne le distingue pour nous des corps étrangers et ne nous le fait connaître comme un élément intégrant de notre personne.

M. Janet, qui admet la conscience du corps, a raison de faire remarquer qu’elle n’équivaut pas à la science du corps; mais il fait une réserve excessive quand il ne veut pas qu’on dise : « J’ai conscience de mon corps en tant que corps. » Comment notre corps se manifesterait-il à notre conscience si ce n’est comme une masse étendue et résistante et, par conséquent, comme un corps? La première conscience que nous en avons est ce sens vital, si bien étudié par Albert Lemoine et par M. Bouillier, ce sens de notre vie, qui s’éveille avec notre vie elle-même et qui entre en jeu par des sensations distinctes chaque fois que le cours de notre vie est modifié ou troublé, soit par une cause interne, soit par une action extérieure. Ces sensations se localisent comme celles des cinq sens, c’est-à-dire que nous ne pouvons pas les éprouver sans les situer quelque part, à droite ou à gauche, en haut ou en bas, dans un ensemble de points dont la réunion représentera pour nous tout ce que nous savons directement de nos organes. La faim, la soif, la migraine, la colique, nous donnent la première idée de nos organes intérieurs, de même que nos organes extérieurs nous sont connus par les impressions des cinq sens à la surface de notre corps. Les organes du toucher nous sont le mieux connus, parce que nous pouvons produire d’une façon continue les impressions qu’ils reçoivent. C’est ainsi que nous nous donnons, en y portant successivement la main, une représentation étendue et suivie de la configuration de notre corps. Adolphe Garnier et M. Taine font honneur de la connaissance distincte de notre corps à cette méthode du « double toucher » ou du « toucher explorateur; » mais ces doubles sensations, localisées à la fois dans l’organe qui touche et dans les organes qui sont touchés, comment les rapportons-nous, non-seulement d’une manière générale à notre moi, mais à une surface nettement délimitée, que nous déclarons nôtre et que nous distinguons de tout ce qui n’est pas nous? « N’est-il pas vrai, dit très bien M. Janet, que si j’attribue à un corps l’épithète de mien, c’est parce que je sens qu’il est le mien et non pas celui d’un autre? La vie de ce corps n’est-elle pas ma vie et ne dis-je pas : Je vis, tout aussi bien que: Je pense? » Or, ce sentiment de notre vie, ce sentiment de notre corps, nous n’attendons pas pour l’éprouver que le « toucher explorateur » l’ait fait naître; nous l’avons chaque qu’une fois sensation se localise en un point quelconque de nos organes intérieurs ou extérieurs.

On a voulu expliquer par l’habitude, par l’association des idées,