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fortement défendue en 1848 par un médecin philosophe, M. Peisse, qui, sans appartenir à l’école spiritualiste, lui a toujours été sympathique et qui est mort, il y a un an, membre de la section de philosophie de l’Académie des sciences morales et politiques[1].

Chose singulière ! cette doctrine se montre à peine chez les philosophes qui, au nom de l’expérience, sont le plus opposés à la séparation absolue de l’âme et du corps. Ils reconnaissent bien une « cénesthésie, » une « conscience obscure de la vie, » comme dit M. Ribot ; mais ils semblent craindre de se laisser entraîner sur le terrain de la métaphysique dès qu’il s’agit d’aller au-delà de vagues affirmations. Quelques-uns même voudraient ramener la conscience de notre corps à la connaissance indirecte que nous avons des corps étrangers. M. Alexis Bertrand, dans le développement de sa thèse, a surtout à combattre M. Taine, qui accumule les comparaisons et les métaphores pour établir que les faits de conscience et les faits concomitans de la vie physique, bien que formant peut-être un même tissu d’événemens, sont « condamnés à paraître toujours et irrémédiablement doubles, » comme les deux faces d’un même objet ou deux versions d’un même texte en deux langues différentes. La répugnance ou le peu de goût de l’école dite expérimentale pour la conscience du corps n’est pas inexplicable. Cette écola préfère l’observation extérieure à l’observation intérieure. Elle aime à étudier du dehors, dans les signes qui les manifestent, les faits mêmes qui forment le domaine propre de la conscience. À plus forte raison étudiera-t-elle du dehors les faits physiologiques et verra-t-elle entre ces faits et ceux qui peuvent être connus du dedans « un abîme infranchissable, » comme dit l’illustre physicien Tyndall. Il est certain que c’est seulement par l’observation extérieure qu’on peut prendre une connaissance complète et vraiment scientifique des faits, de leur enchaînement et de leurs lois. Il ne faut pas toutefois dédaigner cette connaissance du corps que

  1. M. Peisse distingue deux connaissances de notre corps : l’une objective, semblable à celle que nous avons des corps étrangers ; l’autre subjective, comprise dans la conscience même que nous avons de notre moi. « À ce point de vue subjectif, dit-il, le corps n’est plus vu, ni touché, ni perçu, il est simplement senti ; il n’est pas connu par le moi comme chose extérieure et étrangère, comme objet sensible, mais comme sujet ou siège de modifications qui sont celles du moi lui-même, en tant qu’il est sentant et vivant. Les mouvemens intestins de cet organisme, que la perception externe ne peut se représenter que sous forme d’images, se traduisent à la conscience sous forme d’impressions, de sensations, d’états divers du moi, et entrent ainsi dans la sphère psychique. Le sujet n’est plus ici simple spectateur de l’exercice des fonctions organiques ; il n’est pas obligé, pour les connaître, de sortir de lui-même, comme s’il s’agissait d’un organisme autre que le sien ; il en a la conscience immédiate, comme modes spéciaux de sa propre existence, et cette conscience est précisément la conscience de cette vie qu’on dit inconnue au moi. » (Liberté de penser du 15 mai 1848. Rapports du physique et du moral, par M. Peisse.)