Page:Revue des Deux Mondes - 1883 - tome 55.djvu/347

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

qu’il explique la perception extérieure : « Elle consiste dans un jugement, jugement constant, perpétuel, incessamment porté par l’esprit, par lequel, niant de nous-mêmes une partie de nos états de conscience[1], les rejetant hors de nous, nous les refusant, nous les déniant, les aliénant en quelque sorte, nous traçons une ligne de démarcation dans la totalité des phénomènes présens à notre conscience. » Et quels sont ces objets que nous rejetons hors de nous ? Ce sont, suivant M. Egger, ceux « qui nous paraissent posséder la qualité de l’étendue. L’étendue semble leur vice rédhibitoire et la raison de leur exclusion ; on dirait que l’âme est venue au monde avec une haine innée contre l’étendue. »

Cette « haine innée contre l’étendue, » que M. Victor Egger prête à l’âme, est-elle plus réelle que l’horreur du vide que l’ancienne physique prêtait à la nature ? Remarquons que, lorsqu’il parle de l’âme et de ses instincts, le jeune philosophe se défend de faire de la métaphysique ; il prétend se renfermer, comme le dit le sous-titre de son livre, dans la « psychologie descriptive. » Il ne s’agit donc que d’un sentiment dont nous aurions une claire conscience et que chacun pourrait reconnaître en lui-même. Or, loin d’exclure l’étendue de l’idée qu’ils se font de leur propre moi et de la rejeter avec horreur hors d’eux-mêmes, tous les hommes, excepté quelques métaphysiciens, sont portés à placer leur moi, leur personne, dans cette portion d’étendue qu’ils appellent leur corps, et c’est de même le corps d’autrui qui représente le plus ordinairement pour nous la personnalité d’autrui. Les métaphysiciens spiritualistes font-ils tous exception ? Quelques mois avant la thèse de M. Victor Egger, la Sorbonne entendait la soutenance d’une autre thèse de philosophie dont les conclusions sont bien différentes. M. Alexis Bertrand s’attache à prouver que nous avons par la conscience l’aperception directe de notre propre corps. Et il n’entend pas par là que la conscience enveloppe la connaissance de notre corps, comme elle enveloppe toutes nos autres connaissances ; il affirme hautement que la connaissance du corps est un élément essentiel de la connaissance de nous-mêmes et il ne craint pas de dire que « le corps est dans l’âme. » Si l’expression peut paraître forcée, la thèse de M. Bertrand, dans ce qu’elle a de plus hardi, ne doit pas être prise pour un de ces paradoxes dans lesquels se complaît une audace juvénile. La même doctrine a été soutenue, avec certaines réserves qui n’en altèrent pas le fond, par les spiritualistes les plus orthodoxes, Maine de Biran, Albert Lemoine, M. Bouillier, M. Janet. Elle avait été très ingénieusement exposée et très

  1. Victor Egger, la Parole intérieure. Essai de psychologie descriptive, 1881 ; Germer Baillière.