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l’homme ne peuvent lui refuser une place semblable dans les actes volontaires de l’animal. Il s’y manifeste par les mêmes signes : par les preuves d’intelligence et d’une certaine délibération que donne l’animal au moment de l’action. Un savant belge, qui a appliqué à la psychologie d’éminentes facultés d’observation et de raisonnement, M. Delbœuf, vient de tenter une démonstration nouvelle du libre arbitre sur laquelle nous aurions à faire plus d’une réserve, mais qui, sur un point, nous paraît incontestable; c’est l’impossibilité de séparer la cause de la liberté humaine de celle de la liberté animale[1]. On se flattera sans doute d’échapper à cette impossibilité en renfermant le libre arbitre dans la morale, et en ne s’appuyant, avec Kant, que sur l’intérêt du devoir pour démontrer son existence ; mais le libre arbitre n’intéresse pas seulement la morale; il appartient à la psychologie; il a des caractères qu’il porte partout avec lui-même et qui ne changent pas de nature alors même qu’aucun devoir n’est en cause. Or, si ces caractères se retrouvent dans les actes de l’animal comme dans ceux de l’homme, de quel droit opposerait-on les premiers aux seconds dans l’affirmation de la liberté[2] ?

  1. Cette démonstration a été publiée dans les livraisons de mai, juin et août 1882 de la Revue philosophique.
  2. M. Delbœuf est si éloigné de faire une telle distinction qu’il prend de préférence ses exemples dans le monde animal et même parmi les animaux inférieurs. Flourens avait fait dans l’araignée la part de l’instinct et celle de l’intelligence : « Tout le monde connaît l’araignée des jardins, dont la toile est le modèle des rayons qui partent d’un centre. Je l’ai vue bien souvent, à peine éclose, commencer à tisser sa toile ; ici l’instinct agit seul ; mais si je déchire sa toile, l’araignée la répare ; elle répare l’endroit déchiré; elle ne touche point au reste; et cet endroit déchiré, elle le répare aussi souvent que je le déchire. Il y a, dans l’araignée, l’instinct machinal qui fait la toile et l’intelligence (l’espèce d’intelligence qu’il peut y avoir dans une araignée), qui l’avertit de l’endroit déchiré, de l’endroit où il faut que l’instinct agisse. » M. Delbœuf fait dans le même animal la part de l’instinct et celle de la volonté libre : « Un corps étranger vient il à tomber dans le filet de l’araignée, elle saute dessus : c’est là un acte instinctif. Mais voici où elle agit librement : c’est quand l’insecte qui ébranle son réseau étant ou trop gros, ou redoutable, ou d’une espèce dont elle ne se soucie pas, elle cherche à se rendre compte de la situation, se demande si elle l’aidera à s’échapper, ou si elle l’entortillera dans ses mailles étroites et de plus en plus serrées. Il suffit de l’observer. Elle avance, recule, se tient coite; ses allures indiquent l’hésitation, la réflexion, la détermination. » M. Delbœuf reconnaît également chez le plus humble des vertébrés, un poisson, des preuves non moins évidentes de délibération et de libre arbitre. Un brochet enfermé dans un aquarium essaie pendant plusieurs semaines de happer des goujons dont il est séparé par une barrière de verre. Il finit par y renoncer, après s’être maintes fois écrasé le museau contre la paroi transparente, et il y renonce si bien qu’il s’abstient de toucher aux goujons, alors même que l’obstacle a été enlevé. Il avait d’abord obéi à un instinct aveugle et il s’impose par un excès de prudence une habitude non moins aveugle; mais, dit M. Delbœuf, « entre les deux manières, l’ancienne et la nouvelle, sont venues s’intercaler des étapes dont la liberté est la caractéristique. La liberté y joue le rôle capital. L’animal résiste à une sollicitation, suspend momentanément son activité et ne se résout qu’après un débat contradictoire. La volonté sape sans relâche le vieil instinct pour élever à sa place une habitude diamétralement opposée. «