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aux animaux et aux tout jeunes enfans la conscience de soi : « Dans la conscience confuse ou conscience simple, dit-il, le moi sujet ne se distingue pas du moi objet; le moi affecté se confond avec le moi connaissant ou, pour mieux parler, il n’y a pas encore de moi ; le moi ne s’est pas dégagé des phénomènes où il est enveloppé[1]. » Nous reconnaissons sans peine que chez l’animal, chez l’enfant et même chez beaucoup d’hommes faits, le moi ne se dégage pas de ses phénomènes; mais il n’est que plus réel et plus réellement senti. La conscience n’est pas une faculté d’abstraction. Elle perçoit directement la réalité vivante et concrète. Or il en est du moi comme de tout autre être : il n’est qu’une abstraction si on le sépare de la série de ses phénomènes, de même que, séparés de lui, ses phénomènes sont aussi de pures abstractions. « La conscience réfléchie ou conscience de soi, dit encore M. Janet, commence avec le premier JE, elle se détermine, elle se précise, elle se complète avec la différence du JE et du ME, lorsque l’on dit : Je me connais moi-même. » Bien de plus exact. Le langage articulé est un instrument de réflexion, d’analyse et d’abstraction. Il sépare, il oppose entre eux, il combine dans une synthèse artificielle les rapports divers naturellement confondus dans un même fait de conscience ; mais le je et le me de la pensée réfléchie et de la phrase bien faite ne sont que deux aspects d’un seul et même être, de ce moi qui, avant tome analyse et en dehors de tout langage, se sent tout entier dans tout fait de conscience. La réflexion ne crée rien ; elle n’ajoute à la simple conscience aucun élément nouveau; elle ne fait que rendre plus clairs, en les distinguant, les divers points de vue qui s’offrent à elle; elle peut aussi égarer l’esprit en oubliant le lien réel et le fond concret de ces points de vue. De là ces abstractions réalisées, ces entités vides, qui ont compromis l’idée du moi, comme tant d’autres idées philosophiques.

M. Janet ne tombe pas dans ce défaut. Dans ses traités élémentaires comme dans ses écrits plus scientifiques, il a le sentiment vif et précis de la réalité. Les termes dont il se sert dépassent donc certainement sa pensée quand il dit qu’avant la réflexion « le moi n’existe pas encore,» et quand il se fait un argument du langage enfantin, qui ne connaît pas le pronom personnel. « L’enfant, dit-il, s’objective lui même; il s’appelle de son nom extérieur, comme les autres l’appellent lui-même; il dit : Pierre veut ceci; Pierre fait cela. » Sans doute, le pronom personnel, de même que les autres pronoms, est étranger au vocabulaire de la première enfance; mais quand le plus petit enfant parle de Pierre ou de Paul, il sait très bien s’il parle de lui-même ou de toute autre personne, et si vous affectiez de ne le

  1. Traité élémentaire de philosophie.