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public qui, du temps de Mirabeau, aurait fait, disait-on, envie, même aux Anglais, et que l’on appelait en Allemagne « l’aiguillon prussien. » On n’avait pas exagéré la corruption des classes supérieures, mais cette corruption s’arrêtait à la capitale[1]. La petite noblesse, qui était le nerf de l’état, n’en avait point été atteinte. Elle était pauvre et laborieuse. C’était à elle que pensait Frédéric lorsqu’il écrivait au duc de Brunswick en 1782 : « Vous dans votre basse Saxe et moi dans ma sablonnière, nous n’avons pas à craindre que l’opulence dégrade les sentimens de nos concitoyens... » Vivant au milieu des paysans, associée au gouvernement local, elle était respectée du peuple, auquel, tout en le commandant, elle rendait des services. Ce peuple était primitif et relativement grossier; son instruction était médiocrement développée, mais les sous-officiers invalides, auxquels Frédéric confiait volontiers la direction de ses écoles, avaient enseigné aux Prussiens, à défaut de science, le patriotisme en action; ils étaient habitués à révérer le roi, à confondre la patrie avec la famille royale et la discipline avec le devoir. Ils étaient dociles aux impulsions d’en haut. Il leur restait de la souplesse. On ne les vit pas se dissocier et se désagréger parce que le moule dans lequel on les avait façonnés s’était brisé. L’armée, recrutée d’étrangers, était détruite; il restait un peuple que l’on pouvait appeler aux armes; la noblesse de campagne était toute prête à former les cadres de l’armée nouvelle. Le lien militaire s’y fortifia du lieu féodal et de l’esprit national. La bureaucratie était décrépite et impuissante, mais elle trouvait dans les provinces tous les élémens d’une administration plus alerte, plus vivante, plus personnelle et mieux appropriée aux besoins de la nation. L’état avait été ruiné, mais le peuple avait conservé les forces avec lesquelles on fonde les états. La Prusse devait périr, disait-on, parce qu’elle était factice et de construction récente : ce fut précisément ce qui la sauva.

Elle était formée d’élémens très disparates, de pays d’origines très diverses. L’état avait respecté, sinon leur autonomie, au moins leurs usages. Tout en tirant à lui et en absorbant, ainsi que le voulait l’esprit du siècle, il avait laissé subsister, ou, pour parler plus exactement, il n’avait pas eu le temps d’anéantir les anciennes institutions, les anciennes pratiques d’administration locale, dans la province et surtout dans la commune. Là où ces institutions avaient disparu en partie sous l’effort de la bureaucratie, les souvenirs, les goûts, les habitudes, les traditions survivaient; il y avait des élémens de vie provinciale. Bref la centralisation administrative s’était arrêtée à la surface; elle n’avait pas pénétré la nation. Il en

  1. Mémoires d’un homme d’état, I, p. 59.